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Publié en espagnol sous le titre: “La democracia derrotó al golpe”. José Ignacio Torreblanca. El Mundo.
7 Novembre 2018
Ça fait un peu plus d’un an de la tentative nationaliste d’abolir la Constitution espagnole, tout en passant en force au-dessus du Parlement régional catalan, en piétinant les droits des élus de la majorité des Catalans, et en ignorant la volonté de tous les Espagnols de vivre ensemble, en paix et liberté. Cette tentative a échoué. Cela fut, sans doute, le moment le plus délicat de la démocratie espagnole après le coup d’État de 1981.
Ce n’était pas, comme quelques-uns le prétendent encore aujourd’hui, une séquence pacifique et démocratique pour consulter aux citoyens de Catalogne sur leur avenir, mais un référendum d’autodétermination illégal. Un référendum basé sur une loi régionale, approuvée à la va-vite, en opposition à la Cour constitutionnelle, qui ne fut même pas révisée, comme c’est obligatoire, par le Conseil régional de garanties statutaires, et qui fut rédigé sans participation de l’opposition. Une loi régionale qui, déguisée en célébration civique, prévoyait la proclamation de la sécession de la Catalogne dans les 48h postérieures à une votation qui ne comptait pas ni les garanties nécessaires, ni les taux de participation requis, pour pouvoir valider son résultat. Une loi régionale selon laquelle le Parlement régional passait outre l’Assemblée générale des Nations unies, le Conseil de sécurité et la Cour internationale de justice, et se déclarait lui-même sujet du droit à l’autodétermination. Une loi qui interdisait d’elle-même sa dérogation et se définissait comme « supérieure dans la hiérarchie à tout le reste », et qui se prétendait, donc, au-dessus de la Constitution espagnole et du Statut d’autonomie de la Catalogne.
C’est toujours étonnant de voir le temps que l’on dédie, que l’on continue à dédier, à élucider si ce qui s’est passé était, ou pas, un coup d’État ; s’il y a eu, ou pas, de la rébellion, avec violence ou sans elle. Il s’agit d’un débat nominaliste et malhonnête, qui a pour seul but de noyer dans le bruit la gravité des événements. C’est évident que le séparatisme a tenté un coup contre la démocratie, contre la Constitution et contre le vivre-ensemble. Le fait que cela fut exécuté depuis les institutions régionales, le gouvernement régionale, l’Administration publique territoriale, la police régionale [Mossos d’Esquadra] et les centres d’enseignement, tout cela distingue Puigdemont et Junqueras du putschiste Tejero en ce qui concerne les méthodes, mais pas en ce qui concerne l’objectif, qui reste l’attaque contre la Constitution.
Le coup d’État parlementaire (et l’auto-coup sans violence) n’est pas une nouveauté. Il y a eu pas mal de démocraties qui se sont dérogées elles-mêmes à travers des majorités parlementaires ou des plébiscites populaires. On peut évoquer l’Assemblée constituante du Venezuela, qui par sa seule existence attaque tous les jours la Constitution bolivarienne ; ou l’extinction de la République de Weimar, qui n’a pas eu besoin que Hitler entrait au Reichstag, un pistolet à la main : il a juste fallu le transfert de tous les pouvoirs de l’État vers le Führer. Il faut, donc, regarder ce qui est important, la tentative d’abolir la Constitution et le Statut, et pas la technique pour exécuter un tel coup.
C’est sûr que Carl Schmitt, le théoricien de l’état d’exception, n’aurait pas hésité en homologuer un coup aussi parfait que celui des séparatistes catalans. Et c’est sûr aussi que n’importe quel démocrate, partout dans le monde, aurait remarqué le non-sens d’un tel attaque contre une démocratie, surtout au nom de cette démocratie. Malgré les auto-éloges que les séparatistes se sont concédés par rapport au premier d’octobre, qu’ils ont considéré un sommet du parcours démocratique catalan vers la république, aucun démocrate ne peut parler de « résultats » ni de « référendum » ; ce fut un procès sur lequel, même les observateurs internationaux invités par le gouvernement régional (Generalitat), ont dû certifier qu’il n’y avait pas moyen de vérifier son intégrité. Même si l’on ignore qu’il n’y avait pas d’autorité électorale indépendante, ni de liste électorale valable, tous les démocrates savent qu’une consultation où la moitié de la population ne vote pas, et la moitié qui le fait, vote massivement pour l’option gouvernementale, c’est une consultation qui n’a pas la légitimité ni l’accord suffisant.
En ce qui touche la question catalane, il reste beaucoup à faire. Les blessures causées pour la division profonde semée au sein de notre société, prendront du temps avant de guérir. Malgré tout, je suis convaincu que la crise en Catalogne a amené les citoyens à renforcer, au lieu d’affaiblir, son adhésion à la démocratie, à la Constitution et à l’État de droit. À l’exception de Podemos et les nationalistes, la majorité de politiques ont su le voir. Et, même si l’on le considère opportuniste et risqué, le fait que le gouvernement socialiste puisse se permettre les gestes, les contradictions, les changements de discours et les approches « empathiques » vers le séparatisme, cela montre bien qu’on sait que le séparatisme a été battu par la démocratie.
Si le séparatisme a été battu, ce ne fut juste par chance, mais par vertù démocratique. Ce fut grâce au courage civique des centaines de milliers de personnes qui sont descendues dans la rue pour défendre le projet commun à nous tous. Cela fut aussi grâce à nos représentants politiques, qui ont mis de côté pour un instant ses différences, et les intérêts partisans ; grâce aux juges et aux procureurs, à la Police nationale et a la Garde civile (Gendarmerie), qui ont agi ensemble au nom de l’État de droit et des institutions démocratiques ; grâce au diplomatiques aussi, qui ont défendu dans le monde la légitimité de la position de l’Espagne et la justice des raisons qui assistaient la démocratie espagnole.
Il faut rendre hommage aux médias de communication indépendants, qui ont rempli son devoir par rapport aux citoyens, et ont fourni de l’information plurielle et véridique pour contrer les mensonges et la désinformation du séparatisme. Un séparatisme qui a pu compter pas seulement avec les appareils de propagande officielle de la radio et la télévision publique régionale de Catalogne, et ses médias alliés, mais qui s’est bénéficié aussi du soutien actif des médias pro-russes et ses terminaux dans les réseaux sociaux, dont Julian Assange.
Cette victoire de la démocratie est aussi celle de nos partenaires européens, lesquels ont montré une solidarité et un soutien, qui ont seulement été contredits par quelques exceptions, certes stridentes, mais dont la rareté a montré la solidité du soutien à la démocratie espagnole au-delà de nos frontières. Les gouvernements de nos pays voisins et amis ont compris le besoin de fermer le pas à la pire version du nationalisme que nous avons connu : le nationalisme irrédentiste, chauviniste, qui aspire à transformer une prétendue supériorité morale, sociale ou économique de groupe, en un droit d’exclure et discriminer à ceux qui sont différents, ou qui pensent différemment. Voici la meilleure médiation internationale que l’on a pu recevoir : celle de tous ceux qui ont dit clairement, sans ambiguïtés, qu’ils n’allaient accepter, en aucun cas, une sécession unilatérale et illégale, exécutée contre la majorité des Espagnols, et en violation frontale de la Constitution. Le refus des capitales et des institutions européennes à participer à ce jeu, a aidé aussi à faire échouer la tentative d’assassiner la Constitution de 1978.
L’année 2017 fut traumatique pour la démocratie espagnole. Pour toute une génération d’Espagnols, qui n’ont pas vécu le coup d’État de 1981, ou qui l’ont vécu de loin, les moments dramatiques de septembre et octobre de l’année dernière renforceront le sentiment d’appartenance à une même communauté politique. Comme le roi Juan Carlos Ier à l’époque, le roi Felipe VI a fait face et a su surmonter son instant le plus critique, d’un point de vue démocratique et constitutionnel. Les dégâts provoqués ont fait que l’immense majorité des Espagnols redécouvrent la valeur du vivre-ensemble, en paix et en liberté, sous l’empire des normes communes, dans une démocratie où il y a de la place pour tout le monde, et dans une Europe où l’Espagne est toujours admirée, 40 ans après l’approbation de la Constitution, pour notre engagement civique en faveur d’une société ouverte, démocratique et plurielle. Le séparatisme croit qu’il a réussi à réveiller le nationalisme espagnol, et que ceci lui donne de la légitimité pour négocier d’égal à égal avec l’État. Mais c’est une impression en trompe-l’œil : ce qui s’est renforcé, c’est la Nation politique, et son sentiment d’appartenance.
José Ignacio Torreblanca est professeur de sciences politiques à l’UNED et directeur du bureau de Madrid de l’European Council on Foreign Relations (ECFR)