Publié à l’origine en espagnol. Emilia Landaluce. El Mundo
Felix Ovejero (Barcelonne, 1957) en a assez de devoir démasquer en continue les mensonges du nationalisme. Le penseur croit encore qu’une gauche anti-indépendantiste est possible en Espagne et il accuse le PSOE et Podemos de transiger avec le nationalisme, la forme superlative de la xénophobie.
Q – Qu’est qu’on en a marre de la Catalogne !
R – Eh oui, si seulement nous pouvions être en train de parler de poésie à la place. Mais tout à l’air de nous conduire au même sujet. Et nous avons l’obligation de ne pas regarder ailleurs. Au fond, c’est bien cela le sujet de mon avant-dernier livre ‘L’engagement du créateur’, de ne pas ignorer les défis et de les regarder avec une vraie ambition.
Q – Qu’est-ce qu’on n’a pas voulu faire ici ?
R – Le problème en Catalogne est qu’on est confronté à une idéologie, le nationalisme, profondément réactionnaire et qui devrait être combattue de la même façon que le machisme ou le racisme. Et peu importe qu’il y ait une ou un million de personnes qui le défendent. Cela ne le rend pas meilleur. En vertu d’un trait commun ethnique ou culturel, on a des droits qu’on nie aux autres. Pour commencer, la condition de citoyen. L’idée que l’on puisse lever une frontière et transformer son concitoyen en étranger est, sans doute, une forme superlative de xénophobie.
Q – Si le trait commun d’une identité est la langue, alors les centaines de millions de personnes qui parlent l’espagnol ne devraient avoir qu’une seule nation.
R – Bien sûr ! Mais imaginez que vous habitez à Madrid et moi à Barcelone et nous avons plus en commun avec quelqu’un qui habite à Paris ou à New York qu’avec un paysan de la Vallée d’Aran ou de Limoncito, en Bolivie. L’identité qui se base sur la langue est un mensonge incompatible avec le bon sens. Et n’oubliez pas que la langue commune de la majorité des catalans est l’espagnol.
Q – On parle toujours d’une majorité silencieuse face au nationalisme. Pourquoi ne s’exprime-t-elle pas?
R – Dans un article de 1996 appelé ‘Mensonges publiques, vérités privées’ j’explique, suivant Timur Kuran, que si on écoute quelque chose que la majorité soutien soit on se tait soit on réadapte sa préférence à celle du groupe, même s’il s’agit des bêtises. Mon espoir est que les voix divergentes passent de 10% à 30%. A partir de ce seuil la divergence commence à diminuer et les autres se joignent.
Q – Vous blâmez la gauche.
R – Pour des circonstances diverses, la gauche semble s’arroger de l’autorité morale pour déterminer si une cause est noble et elle a validé le nationalisme. Ils ne se rendent pas compte qu’il n’y a pas de différence conceptuelle entre le fait que quelques catalans décident de partir avec ce qu’il nous appartient à tous, une partie du territoire politique, et le fait que, par exemple, les espagnols décident de ne pas compter avec Extremadura parce qu’ils sont plus pauvres. Il n’y a rien de plus communiste qu’un territoire politique où tout appartient à tout le monde et personne n’est propriétaire de rien en particulier. C’est simplement être citoyen, chacun d’entre nous, n’importe où.
Q – Pourquoi la gauche qui a porté le standard de la lutte contre le machisme, l’égalité des homosexuels…se montre-t-elle si complaisante avec une cause si discriminatoire comme le nationalisme ?
R – Cela nécessite une analyse plus détaillée. Les élites catalanes ont été très présentes dans la construction idéologique de la gauche post-franquisme. Il ne faut pas oublier que pendant le franquisme nous avons vecu une situation privilégiée en termes matériels et sociales et c’est là qu’il y a une cohorte qui s’est créée et qui occupait une partie importante des postes de décision. Celle-ci a facilité la propagation d’une histoire fausse. Par exemple, la gauche affirme que la Guerre Civile était une guerre contre le nationalisme, alors qu’en Andalousie ou Salamanca il y a eu plus de répression qu’au Pays Basque… Tous ces mythes sont faux. Et puis la persécution de l’identité. En réalité le problème, au moins dans les années 60, n’était pas de publier en catalan, mais de publier Marx. Consultez les prix des livres, magazines, etc…
Q – Cette insistance de la gauche à s’en tenir à des questions comme l’identité peut être dû au fait que la droite a occupé les positions socio-démocrates.
R – Bien sûr, mais si on compare la gauche du XIXème avec celle du XXème, on se rend compte qu’elle était engagée avec le rationalisme et le progrès, elle était très critique avec la religion et les identités nationales. Marx pensait que l’idée de nation surgit dans la révolution française comme un ensemble de citoyens qui s’engagent à défendre leurs droits et libertés, et il méprisait les nations basées sur l’identité ou l’ethnie. La gauche, notre gauche, pour être précis, a cherché les pires remplacements. D’ailleurs, le postmodernisme a ouvert la voie en semant des graines irrationnelles.
Q – Qu’est-ce qu’une nation ?
R – Selon les nationalistes, c’est un concept analytiquement stérile et que l’on devrait abandonner comme on l’a fait avec le phlogiston. La nation est un concept que les nationalistes politiques utilisent pour justifier leurs actions. Les tentatives de définir cette idée de nation s’effondrent. Qu’est-ce qu’une nation ? Un ensemble d’individus qui partagent un trait objectif, culturel, et dans ce cas il est faux d’un point de vue empirique, rien qu’en précisant un peu la culture qui est appelée ; ou un trait subjectif, comme les individus qui croient faire partie une nation, mais dans c’est cas, c’est circulaire. Bien évidemment, on peut toujours trouver des gens qui partagent la même vision du monde. Et plus encore quand les plus riches sont concentrées sur un territoire. Mais personne ne considérait faire un referendum pour rompre la communauté politique.
Q – La gauche a acheté cette idéologie de l’identité
R – Sans doute. Notre problème le plus important est qu’il y a des gens comme Iglesias ou Colau qui parlent de détruire l’Espagne alors que nous avions réussi à créer une nation de citoyens et d’identités multiples (pourquoi être catalan est-il plus important que l’identité liée à la classe, le sexe ou la religion ?). Pourquoi retourner à l’idée de tribus et communautés, qui ne sont plus que des cloisons? Ce ne sont pas des choses réelles empiriquement. En Catalogne il n’y a que 33% de personnes qui pensent ainsi et qui obligent la majorité à s’adapter à cette identité supposée, qui, je le répète, est une invention.
Q – La gauche non nationaliste manifeste qu’au moins ils ne sont pas du PP ou Ciudadanos. Comme s’il s’agissait d’un défaut.
R – Cette gauche, de laquelle je me suis senti proche, souffre d’une allergie anti-PP qui n’a pas de justification. La gauche devrait reconnaitre que le meilleur exemple d’activisme fût le PP et PSOE pendant les années de violence au Pays Basque. C’était une réelle lutte pour les libertés et non pas ce que fait Colau.
Q – Le positionnement de Colau n’est pas très clair…
R – En Economie, il y a le concept de coût d’opportunité (un choix a un coût par rapport à la meilleure alternative qu’on puisse avoir). Pour Colau, le coût d’opportunité est zéro car, que faisait-elle avant d’être maire ? Elle ne signe pas la participation de la mairie de Barcelone au referendum parce qu’elle peut tout perdre si elle est virée de son poste de maire. Je vous rappelle que les membres du PP et PSOE risquaient leur vie au Pays Basque. C’est pour ça, qu’il y a peu de leçons de démocratie qu’on peut donner au PP.
Q – Le cordon sanitaire de la gauche existe.
R- Bien évidement. Le PSOE a progressivement cédé son espace au PP et maintenant le seul sujet qu’il leur reste est le nationalisme. Comment est-il possible qu’en Espagne la gauche permette d’établir des barrières à cause de la langue ? Ils ne se rendent pas compte qu’un médecin d’Extremadura ne peut plus trouver du travail dans un hôpital de Manresa (Catalogne)…Bien sûr que pour les nationalistes il vaut mieux que personne ne vienne les embêter.
Q – Etes-vous encore de gauche ?
R – Oui. Ces dernières années j’ai établi des liens avec les disciples de Gustavo Bueno, ces garçons sont l’espoir de la gauche…Il s’agit d’une école de pensée bien structurée qui est bien meilleure que les gens de la Complutense, qui d’ailleurs est nulle. Je ne suis pas étonné de voir ceux qui en sont sortis.
Q – Et Pedro Sanchez ?
R- C’est une personne inutile et inconsistante. Cela se voit à sa façon de parler …Il vit de l’écho.
Q – On dit que la présence de la Guardia Civil et la Police Nationale fait augmenter le nombre d’indépendantistes.
R- C’est de l’ignorance. C’est la faute d’un juge qui s’occupait d’une affaire en relation avec l’utilisation illégale du recensement. Mais les gens ne se sont pas informés…Est-ce que les électeurs du PP se sont enflammés quand la police est rentrée dans le siège du parti ?
Q – Mais les gens ne sont pas satisfaits de la Guardia Civil…
R- Le fond du sujet est de reconnaitre qu’il s’agit d’une affaire tendue. C’est pour ça que les déclarations des entrepreneurs me semblent honteuses. Ils supportent des gens qui veulent rompre une communauté. Et pourquoi ne pas être pour cette majorité de catalans, oubliée depuis des années ? Quelques politiciens catalans se sont habitués à cracher systématiquement sur le reste des espagnols (sous prétexte que les espagnols sont une bande de feignants qui volent aux catalans…). Ça m’étonne qu’on ne me donne pas deux claques quand je dis que je suis catalan.
Q – Mais les catalans semblent vouloir croire les mensonges. Et l’indépendantisme a augmenté de 20% à 48%…
R- C’est de la propagande. Tout a commencé avec les mensonges des balances fiscales, qui ont été démasqués plusieurs fois. Il suffit de répéter le mensonge jusqu’on y croit.
Q – Il y a de la peur pour ce qui peut se passer demain ?
R- La classe moyenne habituée à se manifester va descendre de ses grands chevaux par peur que les CUP fassent n’importe quoi. Elle était déjà moins nombreuse dans les dernières diadas…Après il y a le groupe qui est comme Kale Borroka et il ne faut pas oublier les enseignements du Pays Basque. Ils ont dit que si Otegi allait en prison ça allait barder…Et finalement rien ne s’est passé. Au contraire. La sensation d’impunité aurait découragé ceux qui n’étaient pas pour l’ETA.
Q –Rajoy a-t-il bien réagit ?
R – Sa grande erreur est d’avoir cru les paroles des types qui affirmaient que rien n’allait se passer. Même Pinochet était du côté d’Allende avant le Coup ! Comment Soraya a-t-elle pu croire les histoires des indépendantistes ?
Q – Il y a des non-indépendantistes qui veulent un referendum légal.
R – Et accepter qu’il y ait une unité de décision légitime ? C’est comme si l’on laisse les hommes voter et on prive les femmes du droit de vote. C’est illégitime. On ne peut pas voter pour réduire les droits des autres. C’est du chantage.
Q – Vous êtes un des fondateurs de Ciudadanos.
R – Ici en Catalogne ils ont des héros moraux. Mais je crois qu’ils ont fait deux erreurs : abandonner la sociale-démocratie pour un projet libéral inconsistant et réduire la critique au nationalisme.
Q – Qu’est-ce que la Catalogne a perdu ces dernières années ?
R – Civilisation, liberté…Maintenant la Catalogne est plus paysanne qu’avant. Après la Guerre Civile n’importe qui pouvait arriver à Madrid ou Barcelone et s’intégrer parce que personne ne se souciait d’où on venait. Le nationalisme a dû se construire une identité associée au mythe d’une vision partagée du monde, liée a la langue…C’est absurde. Ils ne se rendent pas compte qu’ils ont essayé de construire une nation ethnique sur un cadre social et démographique qui ne correspond pas à ces attentes parce que que la plupart des gens parlent castillan.
Q – Est-ce qu’il y a de la place pour un autre parti de gauche ?
R – En Espagne il y a de la place à gauche pour un parti qui aurait le courage de dire à Podemos qu’ils ont récupéré le carlisme, les communautés identitaires étouffantes et qu’en plus ils défendent les religions les plus réactionnaires. Un nouveau parti devrait récupérer une idéologie très simple. Egalité et efficacité. Et que n’importe qui en Espagne puisse accéder dans son propre pays à un poste pour ses mérites et non pas pour sa participation aux particularités de la tribu, comme la langue. Cela est très difficile à construire.
Q – Ada Colau m’a dit qu’elle n’était pas indépendantiste.
R – Ce n’est rien. Au moment de l’attentat des Ramblas je peux vous dire que Colau et Puigdemont étaient débordés. Que connaissaient-ils à la gestion d’un attentat ? Et d’un coup, ils doivent prendre des décisions d’adulte et affronter le fait qu’il y avait des morts. Ceux qui vivent dans une adolescence permanente croient que tout est gratuit. Le jour des attentats, Rajoy aurait dû prendre les choses en main. Mais l’Etat était complexé et c’est l’Assemblée Catalane qui a géré l’affaire.
Q – On dit que l’arrêt de la Cour Constitutionnelle qui a proposé l’Estatut est l’origine de tout.
R – Ce n’est pas vrai. Personne ne voulait l’Estatut. Le même mois quand le PSOE a commencé à en parler, une enquête est publiée disant que la Catalogne était la région la plus satisfaite avec son autonomie… C’est dommage de devoir rappeler ces données ! On pourrait être en train de parler de poésie en ce moment…