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Entretien avec Joaquim Coll : «L’exclusion du castillan à l’école est une aberration»

Publié en espagnol sous le titre: “Entrevista a Joaquim Coll: “La exclusión del castellano en la escuela es un despropósito”Óscar Benítez. El Catalán.es.

1er janvier 2019

L’historien Joaquim Coll (Barcelone, 1967) fut vice-président de Sociedad Civil Catalana et l’un des fondateurs du parti des Fédéralistes de Gauche. Il est également chroniqueur et collabore actuellement dans des journaux tels que El PaísEl Periódico ou Crónica Global. A l’occasion de cette conversation avec El Catalán, Coll défend avec enthousiasme la candidature de Manuel Valls, dont selon lui la victoire permettrait à la Catalogne de « tourner la page ».

Vous êtes très critique avec le système d’immersion linguistique. Quels sont vos arguments pour cela ?

Au début, étant moi-même catalanophone, je n’étais pas si critique avec ce que l’on appelle l’immersion : je pensais que le but recherché était de normaliser l’usage du catalan. Plus tard, je me suis rendu compte qu’en réalité ce que l’on essayait d’obtenir était de modifier la structure sociolinguistique et de tendre vers le monolinguisme —alors que les nationalistes eux-mêmes savent que cela est impossible—. En faisant cela, ils excluent le castillan des institutions et de l’enseignement. Et ceci est très grave, car à une société bilingue doit correspondre une école bilingue. Ce qui ne signifie pas forcément 50% de chaque langue : il pourrait y avoir une certaine flexibilité, pour donner plus d’importance au catalan. Mais l’exclusion dogmatique du castillan comme langue véhiculaire, si on l’analyse bien, est une aberration.

En réalité, tout est mensonge dans l’immersion linguistique, à commencer par son nom. Car il ne s’agit d’immersion que pour les castillanophones ; pour les catalanophones, c’est l’éducation en langue maternelle. Sous ce terme esthétique, salvateur, de l’immersion —vous vous baignez en elle et, en quelque sorte, elle vous purifie il n’y a rien d’autre qu’une école nationaliste. Il en est de même avec la dénommée École Catalane. Que penserions-nous d’une École Espagnole ? D’une part, le tabou qui entoure l’immersion —quand ils en parlent, ses défenseurs sont incapables d’apporter des arguments— me paraît être l’expression maximale du blocage mental dans lequel une grande partie de la société catalane est en train de s’installer.

Dans votre article Les violences du procés [NdT. processus de sécession] vous mettiez en doute que ce mouvement ait été totalement pacifique.

Effectivement. Tout d’abord, proposer de briser un État n’a rien de pacifique : cela comporte, en soi, une violence implicite. Parfois, il n’est pas nécessaire qu’il y ait des coups de poing pour que l’on perçoive une certaine violence dans l’atmosphère. Un bon exemple de cette violence est que dans la société catalane, certaines opinions n’ont pas de place, ne sont tout simplement pas tolérées.

En ce qui me concerne, c’est en 2013 que j’ai commencé à percevoir clairement la violence symbolique qui existait en Catalogne. En route vers une calçotada [repas traditionnel] dans la Catalogne intérieure, nous traversions des ronds-points et des villages couverts d’esteladas [drapeaux portant l’étoile, symbole de l’indépendantisme catalan]. Je me sentis mal, heurté. C’était une façon de nous dire : « Voilà, nous avons déjà décidé ». Le fait que les institutions soient une machine à agitation et à propagande est une autre forme de violence symbolique. Ou que des associations ou des entités comme les universités manifestent continuellement en rompant leur propre code déontologique. Tout cela exerce une grande pression sur tous ceux qui ne sont pas d’accord.

A ce propos, est-il vrai qu’il n’y a pas de fracture sociale, comme l’affirment les séparatistes ?

Il est évident que notre société est brisée. Un ami qui vit aux États-Unis me disait récemment : « On ressent plus de tension en Catalogne qu’aux États-Unis avec Trump ». Et c’est normal, parce qu’en Catalogne ce que les séparatistes ont voulu faire était un saut dans le vide. En d’autres termes, une minorité a voulu imposer un processus de rupture sans légitimité pour cela. En fait, parfois nous devrions nous poser la question suivante : « La sécession en démocratie est-elle légitime ? » Elle peut être légale, mais pas légitime. Comment pourrait-elle l’être, quand les Catalans nous jouissons des mêmes droits que les Espagnols ? Et alors que l’Espagne est un des pays qui reconnaît le plus et le mieux la diversité linguistique ? Est-il légitime que les riches ne paient pas d’impôts ? Par ailleurs, peut-on aller à des élections avec une programme de coup d’état parlementaire ? Dans notre pays, la Constitution n’est pas militante et admet que n’importe quelle partie en soit réformée. A condition d’avoir la majorité nécessaire pour le faire.

En tout état de cause, il est indéniable que le « procès » a brisé le vivre-ensemble et fracturé la société. Cela a été extrêmement dommageable.

On entend souvent qu’il ne faut pas « judiciariser » la politique. Cette demande a-t-elle du sens dans le cas de la Catalogne ?

Il s’agit d’un cliché très nocif. Les politiciens doivent être soumis à l’État de droit : s’ils commettent des délits, ils doivent être jugés. Dans la perspective du procès, on a parfois entendu la phrase suivante : « C’était des politiciens qui faisaient de la politique ».  Oui, mais en même temps ils enfreignaient des lois constitutionnelles et législatives. Ce genre de phrases laissent entendre qu’ils n’ont rien fait de mal, ce qui n’est pas vrai. Ils ont mis en branle un coup d’état parlementaire, ni plus ni moins. Et cela, bien évidemment, doit avoir des conséquences.

Vous avez également contesté que Oriol Junqueras [leader du parti indépendantiste ERC] soit un politicien modéré, ce que certains affirment actuellement.

À mon avis, Junqueras est l’un des principaux responsables du désastre actuel. Il est celui qui a le plus fanatisé une partie de la société avec le discours de « L’Espagne nous vole ». Rappelons qu’il en est arrivé à dire que « avec ce que l’Espagne nous enlevait, chaque catalan pourrait s’acheter une voiture neuve chaque année ». Bien que ces idées aient été répandues à l’origine par Jordi Pujol, c’est Junqueras qui a fait un travail faramineux pour qu’elles entrent dans le corps social. Dans le fond, il a exercé le même rôle que Farage dans le brexit.

De plus, on peut dire que nous avons affaire à un fanatique essentialiste. Junqueras affirmait que même si l’Espagne était le meilleur pays du monde, il continuerait à se sentir indépendantiste. Ce ne sont jamais des raisons sociales qui l’ont animé, mais des motifs nationalistes et romantiques. Et, sous des airs d’ecclésiastique, il a toujours recherché le pouvoir à tout prix. En conclusion, faire confiance à une telle personne —qui de surcroît fut celui qui, dans un moment aussi grave que le 1er octobre, poussa Puigdemont à la DUI [déclaration unilatérale d’indépendance]— est une bêtise énorme.

D’autre part, dans une interview accordée à El Periódico, Junqueras a reconnu qu’il considère ne pas avoir commis la moindre erreur.

Ceci est commun à l’ensemble du mouvement sécessioniste. Ils critiquent toujours l’action de la police le 1-O [1er octobre], mais ne montrent jamais aucune empathie envers l’autre Catalogne. Dans cette période, beaucoup de citoyens souffraient devant la menace de la DUI. Qui donc assume la responsabilité de cette souffrance ? Tandis que beaucoup de constitutionnalistes ont critiqué le désastre du 1-O, les nationalistes n’admettent aucune erreur. Sans compter qu’ils ne concèdent le rang de citoyen qu’aux Catalans qui, n’étant pas indépendantistes, donnent leur approbation à un référendum. Si vous mettez en doute la pertinence d’une consultation, vous n’existez tout simplement pas.

Selon tous les indicateurs internationaux, l’Espagne est l’un des pays les moins nationalistes du monde. À cet égard, l’irruption de Vox [parti d’extrême droite] dans le panorama politique suppose-t-il un changement ?

Malheureusement, cela n’est pas à exclure. Mais il reste encore à voir quel sera l’impact réel de Vox. Ce parti politique est du pur populisme de droite, un nationalisme identitaire espagnol qui jusqu’à présent était resté occulte, surtout au sein du Parti Populaire. De fait, Vox est une excision idéologique du PP qui finalement est devenue bien réelle.  Malheureusement, son apparition —qui est en parti dûe au procés— met fin à l’anomalie que représentait l’absence d’extrême droite en Espagne. Cependant, comme toujours dans la vie, le fait qu’elle émerge pourrait avoir des effets positifs. Dans ce cas, comme la concurrence à droite est maintenant très saturée, cela pourrait forcer Ciudadanos [parti centriste libéral] à se tourner vers le centre. Nous éviterions ainsi le danger de revenir à une dynamique de blocs ―avec un front national et un autre populaire― qui ne conduit qu’à des situations stériles.

Pablo Iglesias [le chef de file du parti d’extrême gauche Podemos] a excusé les paroles de Quim Torra qui a déclaré qu’il se réclamait de la voie slovène car, selon Iglésias, Torra « a dit quelque chose qu’il ne pense pas vraiment, ses mots ont dépassé sa pensée. Cela peut arriver à tout le monde ». Partagez-vous cette analyse ?

Non, car il est évident que la voie slovène est l’un des référents du sécessionnisme. Et justement, c’est ce qu’ils essayèrent de perpétrer : un referendum unilatéral et une sécession de facto. Finalement, ils ne donnèrent pas l’assaut définitif pour une série de circonstances qui ne sont pas encore très claires. Que s’est-il passé ? Comment se fait-il que des personnes qui ne pensaient à rien d’autre que cela aient pu gérer si mal le post 1er octobre ? C’est un grand mystère. Peut-être qu’il leur manqua un leadership clair.

En ce qui concerne la possibilité de la violence, il y a eu maintes interventions de leurs dirigeants expliquant qu’ils n’excluaient pas un scénario de ce genre. Et même, les nationalistes ne firent rien pour que la situation ne dégénère pas. La vérité est que, de la part de personnages fanatiques comme Quim Torra, qui affirme que « en dehors du fait national, la vie n’existe pas », on peut s’attendre à tout et n’importe quoi.

Pedro Sánchez a mis en garde ceux qui veulent revenir au  « centralisme pré-démocratique ». Est-ce un risque réel?

Non, cela fait partie de ce langage exagéré qui se pratique en politique. Sánchez ne fait pas partie ni n’est complice du coup d’état séparatiste, comme affirme Casado [leader du parti de droite PP], et l’opposition ne prétend pas instaurer un « centralisme pré-démocratique », comme le dit le Gouvernement. Ce vocabulaire de guerre civile ne sert qu’à stigmatiser l’adversaire. Du reste, les constitutionnalistes devraient avoir le sens de l’État et éviter de tomber dans l’extrémisme, dans le langage comme dans les faits. Car, tandis que certains n’affichent pas de dégoût particulier envers Vox, d’autres ne refusent pas de pactiser avec les séparatistes [où se côtoient des extrémistes de gauche comme de droite].

Vous n’avez pas caché votre sympathie pour la candidature de Manuel Valls. Que représenterait la victoire de l’ex premier ministre français ?

La victoire de Valls à Barcelona serait l’événement le plus disruptif qui pourrait se produire à court terme pour la société catalane. Cela signifierait tourner la page. À mon avis, Valls mérite un appui transversal. D’une part, car c’est un candidat prestigieux —bien que dans toute carrière politique il puisse y avoir des aspects controversés— qui provient d’une certaine gauche anti dogmatique, et qui a pour références des socialistes comme Michel Rocard ou Felipe González. D’autre part, il est capable de s’entendre aussi bien avec le centre libéral et européiste qu’avec une droite intelligente sur les grands sujets. De plus, sa candidature représente un exercice de courage, puisqu’il a renoncé à sa société d’adoption et a placé Barcelone au-dessus de tout autre intérêt, sans être certain de rien.

Par ailleurs, en ce moment il n’y a aucun autre candidat constitutionnaliste et progressiste qui, comme lui, puisse prétendre gagner. Et si l’on considère la gestion négative de la ville qu’a fait Ada Colau [actuelle maire de Barcelone] jusqu’à maintenant, offrir notre appui à Vall constitue pratiquement un devoir obligé de citoyenneté.

 

Interview réalisée par Óscar Benítez

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