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Publié en espagnol sous le titre: «Autoritarismo judicial y ciencia política”. Fernando Jiménez Sánchez. El Mundo.
24 Décembre 2018
La politique espagnole a offert au monde certains concepts à l’usage international étendu tels que libéral, guerrilla ou pronunciamiento, pour n’en citer que les plus connus. La dernière création de l’imaginaire espagnol est l’idée de l’autoritarisme judiciaire. Ce concept innovant a été utilisé ces derniers mois par ceux qui se sentent poursuivis de manière injuste par les tribunaux espagnols après avoir été protagonistes des moments les plus marquants du procés. Ce nouveau terme fait aussi fortune parmi ceux qui, sans soutenir l’indépendance, estiment qu’il existe toutefois un conflit politique qui doit se résoudre uniquement à travers d’une négociation politique et sans que les tribunaux se prononcent sur des comportements qui, selon eux, ne devraient pas faire l’objet d’une enquête de nature pénale.
Les uns et les autres pensent que l’intervention des tribunaux dans ce conflit est une démonstration de la faible qualité démocratique de l’Etat espagnol. Pour les plus hardis, on y verrait se dérober même la vraie nature autoritaire d’un régime qui n’est démocratique qu’en apparence. En réalité, tous les deux pensent que ces personnes qui sont aujourd’hui poursuivies en justice ne sont coupables que d’avoir permis aux citoyens de participer à un référendum d’autodétermination.
Des nombreux chroniqueurs de ce journal ont déjà débattu sur ces pages à la fois l’existence ou non d’un droit à l’autodétermination d’un territoire qui fait partie d’un état démocratique, et la commission (ou non) de graves délits par les chefs du gouvernement catalan et des organisations sociales qui ont préparé le référendum d’octobre dernier, et qui sont à l’heure actuelle en prison provisoire. Je laisse donc ces sujets de côté pour me concentrer sur le dernier chapitre de ce soi-disant autoritarisme judiciaire qui concerne maintenant ceux qui ont fait partie de « l’administration électorale » désignée par le Parlement de la Catalogne afin de, théoriquement, garantir le bon déroulement du vote. Celle-ci était composée de cinq membres : trois juristes et deux politologues.
Il est connu que le procureur du parquet provincial de Barcelone accuse ces cinq personnes de délits de « désobéissance et d’usurpation du rôle statutaire », pour avoir ignoré les décisions de la Cour Constitutionnelle qui ont d’abord suspendu et ensuite déclaré illégaux les actes du parlement par lesquels fut convoqué le référendum. Pourtant, les membres de « l’administration électorale » ont continué à agir en tant que tels jusqu’à ce que la Cour les a prévenu qu’elle leur imposerait une amende de 12.000 euros par jour jusqu’à ce qu’ils abandonnent leurs « travaux ».
Ces griefs ont motivé que des milieux proches des accusés aient promu une campagne nationale et internationale de collecte de signatures en leur support face à une action du procureur qu’ils estiment « fallacieuse » et qui n’obéirait qu’à des « motivations politiques ». En effet, d’après ces soutiens, ces cinq juristes et politologues ne faisaient qu’exercer une activité professionnelle légalement mandatée par le parlement pour « garantir que le référendum se déroulerait de manière juste et impartiale ». De cette manière, leur procès ne serait qu’une « persécution des droits démocratiques et civiles de base », raison pour laquelle ils expriment leur ferme condamnation face à « l’illégalité d’emprisonner qui que ce soit pour ses idées politiques ».
Cette pétition de soutien a circulé notamment chez les milieux professionnels auxquels appartiennent les cinq accusés, et, tout particulièrement, au sein des réseaux professionnels de la science politique, réussissant à obtenir le soutien de nombreux politologues qui ne sont pas indépendantistes, y compris les associations nationales des Etats-Unis, du Canada et du Royaume-Uni, ainsi que le silence de l’association espagnole.
Sans doute, dans les termes contenus dans de leur pétition, c’est-à-dire, si on interprète effectivement leur procès comme une persécution politique à des professionnels qui n’ont fait que leur travail, il parait difficile de ne pas rejoindre tous ces soutiens dans la plus ferme condamnation des persécuteurs. Cependant, il ne paraît pas trop de demander aux politologues, dont le travail consiste justement à analyser la politique, de ne pas se laisser entraîner par une lecture hâtive des arguments fournis par l´une des parties concernées par le conflit.
Il y a trois motifs principaux pour démonter l’ingénieuse et absurde thèse de l’autoritarisme judiciaire que tant de politologues ont soutenu. Le premier a à voir avec les faits objectifs, et ceux-ci sont très clairs. Ces cinq personnes ne sont pas accusées pour cause de leurs activités professionnelles ou de leurs idées politiques. A contraire, c’est parce qu’ils auraient commis un délit de désobéissance en ignorant les arrêts de la Cour Constitutionnelle, ainsi qu’un autre délit d’usurpation du rôle statutaire en s’appropriant des fonctions pour lesquelles ils ont cessé d’avoir l’autorisation à partir du moment où la Cour déclara illégales les lois qui ont conduit au référendum d’autodétermination du premier octobre. Il est évident que les accusés ont tout leur droit à la présomption d’innocence et à la défense de leurs intérêts, même en allant au Tribunal Européen des Droits de l’Homme de Strasbourg s’ils estiment que leurs droits fondamentaux ont été ignorés et si les instances nationales ne corrigent pas cette éventuelle situation.
La seconde raison pour rejeter la thèse de l’autoritarisme judiciaire a à voir avec la fonction que les tribunaux doivent exercer au sein d’une démocratie. Comme déjà dit plus haut, certains pensent que derrière le procés (NdT : procès d’indépendance) il n’y a qu’un conflit politique qui doit être résolu politiquement. Il est évident que cette tension installée dans la politique espagnole depuis bien longtemps a une origine politique. Or, il est tout aussi vrai que les chefs indépendantistes ont été aussi loin que pour approuver toute une législation qui enfreignait de manière manifeste l’ordre constitutionnel et statutaire. Même s’ils bluffaient (Ponsatí dixit), et même si les drapeaux espagnols des bâtiments officiels n’ont pas été repliés à la suite de la proclamation de la république catalane, ces personnes ont tout de même agi en dehors de l’ordre constitutionnel et, dans ces circonstances, vivant comme nous vivons dans un état de droit, l’action des tribunaux est inévitable. En reprenant les paroles de Kennedy lors d’un discours célèbre, « dans une démocratie les citoyens sont libres de ne pas être d’accord avec la loi, mais pas de ne pas l’obéir, car dans un gouvernement de lois, et non pas d’hommes, personne, qu’il soit important ou puissant, ni aucune mutinerie, violente ou exaltée, n’a le droit de les défier ». En d’autres mots, un Etat démocratique ne peut se maintenir que si la politique est faite dans le Droit, même contre le Droit, mais en tout cas jamais en dehors du Droit.
Il y aurait encore une raison pour maintenir la thèse de l’autoritarisme judiciaire. Il se pourrait que tout ce qui précède ne s’applique pas au cas de l’Espagne car notre pays ne serait pas vraiment un Etat démocratique et de droit, mais une sorte de démocratie défectueuse ou de régime autoritaire. Certains politologues espagnols non indépendantistes ont fait référence au fait que la qualité des institutions politiques se serait tellement dégradée que le fait de faire appel à la solidité des institutions pour justifier la persécution pénale des indépendantistes qui vont être jugés ne serait qu’une exaltation de nationalisme espagnol. Tout en reconnaissant la dégradation institutionnelle, en arriver à conclure que l’Espagne n’est plus un état démocratique semble en tout point déraisonnable. Il suffit de lire le dernier et très critique rapport du GRECO (janvier 2018) à propos des problèmes de l’indépendance judiciaire en Espagne pour ne pas tomber dans des positions aussi extrêmes qu’absurdes. Ce rapport défend, en effet, que si bien l’ingérence politique est excessive lors de la nomination du CGPJ (Conseil Général du Pouvoir Judiciaire, organe principal de gouvernance des juges espagnols), et qu’il n’existe pas de critères objectifs pour accéder aux hauts tribunaux, « il n’y a aucun doute sur la qualité des juges et procureurs en Espagne, ainsi que sur leur solide esprit de service publique et dédication ».
Juan Linz serait probablement très déçu s’il pouvait lire et écouter les affirmations de certains de ses collègues de profession actuels.