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Le piège des clichés sur l’Espagne

Publié à l’origine en espagnol: “Atrapados en el cliché español” Andrea Aguilar. El País.

29 Oct 2017

La crise catalane a montré que les stéréotypes ibériques persistent dans les médias étrangers.

Si le meilleur point de vue pour réfléchir sur la vie est d’être déjà mort, pour dire quelque chose d’intelligent sur l’Espagne, il vaut peut-être mieux être étranger, notait non sans provocation Manuel Arroyo, éditeur et écrivain, il y a quelques jours à la Résidence étudiante de Madrid. Fondateur de la maison d’édition Turner, Arroyo a recueilli des récits de voyages sur l’Espagne. Par exemple, ceux de l’aristocrate anglais Richard Ford, qui a fait le tour du pays au XIXe siècle monté sur un âne, déguisé en paysan montagnard, et qui avec son compatriote George Barrow —légendaire distributeur de bibles protestantes dans la péninsule ibérique— est largement responsable de l’image caricaturale de l’Espagne qui a imprégné le monde anglo-saxon. Arroyo a expliqué son intérêt pour ce que les hispanistes et les hispanophiles ont écrit, faisant allusion au fait que « ce que les autres pensent est aussi important que la vérité ».

Dans le portrait qui est fait de l’Espagne démocratique, l’héritage franquiste que beaucoup d’informations dans la presse internationale ont souligné dans leur couverture de la crise en Catalogne, est un point controversé. Antonio Muñoz Molina l’a mentionné dans l’article ‘Francoland’ dans EL PAÍS. « Dans les cercles académiques, il y a une certaine compulsion à continuer à comprendre l’Espagne par rapport au franquisme, au lieu d’analyser d’autres forces et tendances économiques et européennes », explique Eli Evans, auteur d’une analyse approfondie publiée par la revue N + 1. Ses liens avec l’Espagne ont commencé dans les années 90, il a étudié la philologie espagnole aux États-Unis et a voyagé à travers le pays. « En tant qu’Etat membre de l’UE, l’Espagne est insérée dans un réseau qui dépasse de loin l’ombre de son passé ».

Cependant, la référence la plus directe pour une partie du monde anglo-saxon est toujours la guerre civile. Bien qu’ils soient intéressés par les nouvelles espagnoles, ils ne sont pas familiers avec la Transition (après la mort de Franco), ni avec le système de l’autonomie. L’Espagne n’a pas participé à la Seconde Guerre mondiale, qui a rapproché les Nord-américains de l’Europe, ni n’a fait partie du plan Marshall, et elle n’est pas non plus géographiquement proche. « L’image de l’Espagne aux Etats-Unis est une question complexe qui change en fonction du temps et des contextes politiques. Hemingway déclara même que Madrid était la capitale du monde et beaucoup lui ont donné raison » a déclaré Soledad Fox Maura, professeur au Williams College et auteur d’une biographie de Constancia de la Mora, directeur du service de presse des Affaires étrangères de la République. « Madrid, et plus récemment Barcelone, sont des destinations très prisées par les étudiants nord-américains. Il n’y a pas de rejet de l’Espagne et l’intérêt pour l’étude de la langue, de la littérature et de la culture est en plein essor ». Fox souligne que les échanges scientifiques devraient être renforcés à tous les niveaux pour augmenter le nombre de spécialistes en Espagne au-delà de l’hispanisme. Cela, assure-t-il, favoriserait une vision plus complète.

Comment nous voient-ils aujourd’hui ? Évidemment, tout dépend de l’endroit d’où nous sommes regardés, mais la vérité est qu’en général, nous ne sommes pas très visibles. L’attention portée à l’actualité internationale s’est déplacée depuis le 11 septembre vers le terrorisme islamique, et la situation politique actuelle aux Etats-Unis continue à occuper un rôle dominant vis-à-vis de l’Europe. Cela dit, l’image la plus commune de l’Espagne est celle d’une destination de vacances, avec des traditions pittoresques (taureaux, flamenco), une excellente cuisine, la diversité régionale et le vaste patrimoine culturel, ainsi que le centre de la plus importante ligue de football. Et aucun stéréotype de l’Espagne moderne n’a un tel attrait dans l’imaginaire collectif international que les films de Pedro Almodóvar : si vous êtes une femme espagnole à l’étranger les comparaisons avec un personnage ou une situation almodovarienne sera presque automatique. Même dans The Guardian Natalie Nougayrède a décrit ce qui est arrivé le mois dernier en Catalogne comme un hybride entre Femmes au bord de la crise de nerfs et Attache-moi, avant de préciser que le problème était bien plus grave.

Le portrait aimable et ensoleillé qui voit le jour régulièrement dans les publications internationales a été déchiré cet automne. En fait, la première rupture a eu lieu avec les nouvelles portant sur la crise économique qui a étranglé l’Espagne seulement deux ans avant le début de la crise politique catalane, et dont les effets perdurent encore. Depuis 2010, les journaux internationaux ont repris des chiffres du chômage et des photos d’émeutes (en mars 2012, des images de violence de rue à Barcelone ont ouvert l’édition papier du New York Times, un journal qui publiait également une photo controversée en noir et blanc d’un homme fouillant dans une poubelle en Espagne). Cela a laissé de côté d’autres informations qui auraient pu avoir un plus grand écho international comme le désarmement de l’ETA, ou la résistance des médecins avant la privatisation de la santé, alors qu’aux États-Unis redoublaient les luttes pour l’Obamacare.

Le mois dernier, les nouvelles de la crise catalane ont passé presque toujours sous silence ce qui s’est passé lors des sessions parlementaires des 6 et 7 septembre. Le référendum du 1er octobre est encore et toujours présenté comme illégal « selon le gouvernement de l’Espagne », sans indiquer comment ce référendum a été approuvé avec une majorité simple de 70 sièges, et non avec les deux tiers des voix de la chambre, comme l’exige la réglementation catalane. La prétendue objectivité qu’implique ce « selon » brise la vérité factuelle, et entraîne une longue controverse sur la façon dont devrait se réaliser une information objective, controverse qui a battu son plein ces derniers temps dans la presse américaine, en plein examen de conscience sur son rôle dans la victoire de Donald Trump il y a un an.

Au-delà de cette controverse sur les règles journalistiques, la vérité est que quel que soit l’intérêt des commentateurs internationaux pour le débat intellectuel face à la souveraineté et la démocratie, il y a environ 45 millions d’Espagnols pour qui c’est beaucoup plus qu’une question théorique. Est-ce légal ou illégal ? Pourquoi la presse étrangère ne le pose-t-elle pas clairement dans ces termes ?

La division de la société catalane n’a pas reçu beaucoup d’attention dans les titres des journaux en dehors de l’Espagne. « 90% des oui au référendum est un nombre facile à citer, bien qu’il s’agisse d’une majorité derrière laquelle se cache une minorité par rapport à l’ensemble de l’électorat », explique le journaliste Jonathan Blitzer, qui a couvert la crise financière espagnole pour différents médias et qui actuellement est rédacteur permanent pour le magazine The New Yorker.

Une autre question qui semble avoir été largement évincée des chroniques internationales est le pacte entre la CUP, PdeCat et Esquerra, coalition sur laquelle s’appuie le gouvernement catalan. Dans ce cas, aucune comparaison n’a été utilisée pour relier les difficultés du trio politique avec le triangle amoureux orageux décrit par Vicky, Cristina, Barcelona de Woody Allen. « Ce qui se passe en Catalogne ne correspond pas au schéma clair de droite contre gauche, de sorte que l’alliance entre les conservateurs de PDeCat et les anti-systèmes de la CUP est en quelque sorte restée en dehors de l’histoire. Il est compliqué d’expliquer cette union entre un parti qui a promu de fortes restrictions budgétaires et des politiques néolibérales avec un autre parti qui maintient une position diamétralement opposée », explique Evans. Comme l’a dit ce slogan franquiste pour attirer le tourisme, « l’Espagne est différente », ou du moins singulière.

Il a été répété à maintes reprises au cours des dernières semaines que le front pour l’indépendance a gagné « le récit » de la crise catalane. Le fait est que cette version a obtenu une large diffusion. Felix Ovejero, professeur d’université et promoteur du parti Cuidadanos (Citoyens),  assimile ce qui s’est passé avec ce qu’en économie on appelle l ‘«effet d’ancre»: «Vous réussissez à planter un nombre —ou une idée dans ce cas— et, à partir de là, les variations sont marginales. Les clichés sont difficilement remis en question ». Il dit qu’en Catalogne, le mouvement sécessionniste s’est transformé, aux yeux du public international, en quelque chose « plus comme la Palestine que la Ligue Nord italienne». Mais à cet égard, Nitzan Horowitz a écrit un article concluant dans le journal israélien Haaretz intitulé «La Catalogne n’est pas la Palestine».

« Le portrait qui a été fait à l’extérieur est celui d’une communauté qui cherche son indépendance, une formule facile qui laisse de côté les terribles erreurs de calcul que comporte ce pari », explique Evans. « La réponse que le public international obtient à la question de savoir pourquoi la Catalogne veut l’indépendance est que l’Espagne les opprime, et cela a été renforcé par les images du 1er octobre. Les articles publiés ont largement exclu des points importants comme la relation entre la crise économique et le défi institutionnel impliqué par la promesse de l’indépendance ; ou encore la fragilité des gouvernements, tant en Espagne qu’en Catalogne. En outre, le système des communautés autonomes est déconcertant pour une grande partie du public, ce dont ils n’avaient jamais entendu parler auparavant. Pour beaucoup, ce qui s’est passé était une révélation: l’Espagne est plus complexe qu’ils ne le pensaient ».

La vérité est qu’une analyse des informations sur le procés publiées ce mois-ci dans la presse internationale confirme dans de nombreux cas cette ancienne loi sur l’information suivant laquelle chacun ramène l’information à son terrain. Par exemple, dans le Japan Times ont été soulignés le silence de Tokyo face aux plans d’indépendance ainsi que l’absence d’annulations de voyages touristiques, et dans The Hindu les titres mettent en exergue la désobéissance civile encouragée par le gouvernement [catalan]. Jonathan Blitzer souligne l’écho que les charges de la police du 1er octobre ont eu aux Etats-Unis : « La question de la brutalité policière est d’une brûlante actualité. Les images de la police frappant les électeurs sont un coup dur pour la cause anti-séparatiste. Elles ont fait apparaître le gouvernement espagnol comme un agresseur et ont distrait les téléspectateurs internationaux du problème substantiel posé par le référendum ».  Les chercheurs de l’Institut Royal Elcano ont indiqué que les images des charges ont été « une catastrophe sans palliatifs ». Les études qu’ils ont menées avant le 1er octobre ont montré qu’en Europe la majorité des citoyens n’approuvait pas l’indépendance de la Catalogne. Maintenant, ils préparent une étude qui mesurera l’effet de l’action policière sur l’opinion internationale.

Les correspondants espagnols ont unanimement souligné l’hermétisme du gouvernement [espagnol] concernant la situation et les plans prévus pour la Catalogne. Helen Zuber, correspondante chevronnée de l’hebdomadaire Der Spiegel qui couvre les actualités espagnoles depuis 32 ans, souligne la différence entre cette attitude et celle du gouvernement. « Le gouvernement espagnol a largement perdu le récit car pour bien raconter les choses il faut y avoir accès, que les protagonistes avancent l’information. Si vous ne donnez pas de nouvelles, il faudra les rechercher de l’autre côté et ce point de vue aura plus de couverture. Pratiquement tous les médias en Allemagne, y compris les petites télévisions locales, ont eu accès à Puigdemont », explique-t-elle.

Chaque note publiée par Zuber ces deux dernières années sur le sujet catalan a généré des réponses énergiques de la part des bureaux du Conseil de la diplomatie publique de Catalogne (Diplocat). « Sans entrer dans l’aspiration sécessionniste, l’idée selon laquelle une région prospère revendique une meilleure répartition des richesses pour ne pas financer les plus défavorisés ne tient pas aux yeux du contribuable allemand, selon Zuber, puisque dans ce pays, depuis la réunification, les citoyens de l’Ouest payent une taxe de solidarité pour que l’Est se développe —quelque chose qui permet à Berlin de ne pas se déclarer en faillite, par exemple— et dans l’UE, ils sont des payeurs nets ». Cependant, il est difficile d’opposer l’histoire grise des lois aux images du week-end dernier avec un demi-million de manifestants [anti-indépendantistes] pour la liberté et Puigdemont parlant d’un coup d’Etat. Rajoy a été trop sûr que la loi était suffisante ».

Historiquement, l’information et l’opinion de l’étranger sur l’Espagne ont joué un rôle important. William Lyon rappelle comment les correspondants du magazine Time ont travaillé pendant la Transition [après la mort de Franco]. Ils envoyaient un long texte qui était réécrit à New York en y ajoutant plus d’informations et de sources, avant d’être édité et renvoyé au correspondant. Le journalisme était différent et il n’y avait pas des réseaux ultra rapides. La profession a changé, la vitesse, la baisse de ressources et l’appétit vorace pour les nouvelles y sont pour beaucoup. « Beaucoup de journalistes qui ne connaissent pas l’histoire, ou même pas l’Espagne, ont créé des dépêches sur Internet, simplement en cherchant quelqu’un dans la rue qui parlait anglais », explique Zuber. « Ils essaient de capturer des sensations, quelque chose qui est aujourd’hui à la mode actuelle, pour raconter les nouvelles à partir de sentiments ».

Les informations sont aujourd’hui des matériaux très sensibles et aussi explosifs que les émotions, c’est vrai, mais cela s’avère toujours plus inconfortable quand on nous fait un portrait. Le journaliste Alexander Stille a réfléchi à cela dans la coda de The Force of Things, les mémoires de sa famille. « L’écrivain prend quelque chose qui appartient à plusieurs personnes, se l’approprie, et la transforme en quelque chose qui s’avère inévitablement étranger et faux pour ceux qui ont vécu ces faits, mais dans une autre peau, et qui ont les mêmes droits sur ce même matériel » pointe-t-il. « Nous développons tous un concept du monde et de la place que nous y occupons, nous développons notre histoire, et que quelqu’un vienne avec sa propre histoire —surtout si elle est publiée et devient quelque chose comme la version officielle— est très déstabilisant, comme un tremblement de terre sous vos pieds, ce qui augmente l’instabilité ».

Quelque chose de semblable a été ressenti par de nombreux Espagnols. Aussi bien une jeune professionnelle basée à New York depuis près de deux décennies qui a été submergée par des courriels de collègues américains lui demandant des éclaircissements, qu’un jeune entrepreneur, formé au Royaume-Uni et avec un important réseau d’exportation à l’étranger. Lui, au vu des informations qu’il a lues dans la presse anglo-saxonne, a finalement choisi d’anticiper les questions et d’inclure par défaut dans ses messages avec les clients étrangers un paragraphe explicatif sur la crise catalane, soulignant que le référendum tenu était illégal selon les propres lois qui régissent le Parlement de la Catalogne. Il a également précisé que la Garde civile est un corps créé au XIXe siècle à l’image de la gendarmerie française.

La fierté ou l’amour propre est le trait que considère comme le plus caractéristique de l’Espagne l’écrivain, traductrice et membre de l’Académie française Florence Delay. Auteur du livre Puerta de España, présenté par Manuel Arroyo à la Residencia de Estudiantes, Delay souligne que, dans ses cours, elle parle de l’Espagne d’une manière universelle, pas péninsulaire. « Peut-être que les passions sont plus fortes ici, ou je le vois comme ça parce que je suis française ». Et quel est le jugement le plus commun parmi ceux qui sont concernés par l’analyse de ce qui se passe ou s’est passé ici ? D’après elle, le fait de mettre l’accent sur les idées, et le manque d’intérêt pour le bon sens. « Ils s’intéressent plus à Don Quichotte qu’à Sancho ».

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