En Français Voices From Spain

Drapeaux de nos pères

Publié à l’origine en espagnol. Manuel Arias Maldonado. The Objective 

9 Oct 2017

Hier [8 octobre] fut une journée de drapeaux [ à Barcelone ], et on comprend bien que cela inquiète tous ceux qui gardent une certaine conscience de l’Histoire : restent très rares les désastres collectifs où des drapeaux n’ont pas été brandis à un moment ou autre. Mais il y a des raisons pour se demander si les drapeaux qu’on vit hier à Barcelone sont de ce type-là. Il n’est pas la peine de rappeler que les drapeaux, comme tout autre symbole, ont la signification que l’on veut leur attribuer. Les drapeaux ne sont pas tous égaux, ils n’ont pas la même signification dans des moments différents de l’Histoire, et n’ont pas la même charge affective pour des groupes ou des individus différents. On peut penser au drapeau de la Confédération sudiste face à celle de l’Union aux États unis, à la tricolore française pendant le régime de Vichy, au drapeau de la RFA pour un Allemand de l’Est. Les drapeaux sont ainsi des symboles réducteurs ( car ils signifient des réalités plurielles et complexes ), mais ils gardent une signification ouverte ( car celle-ci change avec l’Histoire et au fil de l’evolution du débat public ). C’est le cas, en particulier, du drapeau espagnol.

Fortement conditionné par le fait d’avoir été utilisé par le régime franquiste, le drapeau espagnol (rouge, jaune, rouge) a joué jusqu’à maintenant un rôle secondaire dans l’univers symbolique de la démocratie espagnole. On comprend que beaucoup de personnes, surtout celles qui ont connu de leurs jours la dictature, y voient encore un reste métaphorique du franquisme. Cette faiblesse a été exploitée par les nationalismes sub-étatiques espagnols, avec lesquels la saine méfiance illustrée contre les exhibitions patriotiques n’opérait apparemment pas. Hier, par contre, le drapeau espagnol a joué un rôle protagoniste. Bien sûr, on pourrait discuter s’il n’y aurait pas été plus opportun que la population soit descendue dans la rue avec des ouvrages de John Stuart Mill à la main. Mais ce n’est pas évident de défendre le patriotisme constitutionnel quand l’heure est à l’angoisse émotionnelle, et il n’existe pas tant de symboles auxquels recourir quand cela arrive, pour le meilleur ou pour le pire.

Néanmoins, on a vu se produire quelque chose d’insolite. Au drapeau séparatiste à l’étoile s’est opposé, non seulement le drapeau espagnol, mais une sorte de jumelage des drapeaux espagnol, catalan et européen. Dans un discours émouvant, Josep Borrell a dit que le drapeau européen était notre drapeau étoilé à nous. Voilà. Si l’on veut être optimiste, on pourrait considérer que cette célébration simultanée des trois drapeaux aura libérée le drapeau espagnol de ses dernières connotations franquistes, et aurait finalement abouti sa transformation en un symbole démocratique et inclusif, lié au projet européen, qui nous rappelle que ces trois identités sont parfaitement compatibles, comme tant d’autres. C’est cela, la démocratie pluraliste.

Il est vrai que Borrell a aussi mis en garde les manifestants contre la tentation de se comporter comme une foule du temps du cirque romain, quand ils demandaient la prison pour les dirigeants séparatistes. La politique, c’est mieux sans la foule ! Mais il ne faut pas oublier que c’est le nationalisme catalan qui a parié d’abord sur l’action des foules. En réalité, la manifestation de Barcelone est moins un retour du vieux nationalisme espagnol qu’une réponse citoyenne à l’attaque du séparatisme contre le cadre démocratique du vivre-ensemble : c’est le moindre mal contre le pire. C’est pour cela que l’expression la plus nette peut-être des demandes politiques exprimées à Barcelone n’a pas été celle de Mario Vargas Llosa ni de Josep Borrell, mais celle du représentant de l’association Societat Civil Catalana qui [ convoquait la manifestation ], quand il a revendiqué « une seule citoyenneté » face au cri nationaliste d’« un seul peuple » (un sol poble).

Il est possible que le procés [ processus séparatiste ] ait perdu, après la manifestation de Barcelone, le semblant de légitimité qu’on lui prêtait encore. Sauf, bien entendu, pour les fidèles du séparatisme. Si c’était le cas, il se pourrait que cette massive réaction civique ait mis l’Espagne en première ligne dans le combat européen contre le national-populisme. Il est trop tôt, bien sûr, pour tant d’optimisme. Mais ce ne serait pas un mauvais destin pour les drapeaux de nos pères.

 

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