Publié à l’origine en espagnol. Aurora Nacarino-Brabo. Letras Libres
Le 26 juin 2016, on a cru que la montée populiste en Espagne était terminée, quand on a vu que Podemos n’a pas réussi à déplacer la Parti socialiste comme force principale à gauche. Le 1r octobre 2017 a montré, néanmoins, que ces analyses qui minimisaient l’élan du défi contre la démocratie espagnole étaient un peu trop rapides. En tant que phénomène politique et social, le populisme a été traité en Espagne avec un point de dédain. Les chercheurs sociaux ne se sont pas senti à l’aise avec un concept au contours brouillés, l’usage abusif duquel a donné lieu à des malentendus, surtout parce que des paresseux intellectuels l’ont utilisé trop souvent pour disqualifier facilement leurs adversaires.
Néanmoins, le populisme existe bel et bien en Espagne, et il n’est même pas circonscrit à l’activité de Podemos. En fait, le populisme qui a plus de succès en Espagne provient de la Catalogne, où les élites nationalistes ont très vite compris que cette stratégie leur donnait l’occasion de déborder les limites de l’essentialisme ethno-symbolique et d’élargir ainsi leur base de soutiens. Le succès du séparatisme catalan s’est appuyé sur le transit depuis une idéologie du XIXème, liée à la bourgeoisie et au conservatisme rurale, à une sorte de national-populisme d’airs anti-élites et rhétorique plébiscitaire.
Ce qu’on a vu ces dernières années, c’est comment les élites nationalistes ont utilisé les institutions régionales pour créer une grande fracture sociale en Catalogne, tout en nourrissant un état d’esprit haineux contre les institutions communes et en promouvant l’érosion de l’État de droit. On a construit, dans le discours et en termes schmittiens, un « nous » vertueux, démocrate et pacifique, auquel on a opposé un « eux » décrit comme autoritaire et répressif. La Generalitat n’a plus été le gouvernement de tous les Catalans, elle est devenue le gouvernement du « peuple », c’est-à-dire seulement de ceux qui partagent son projet. Ça fait longtemps que les Catalans qui n’opposent au projet séparatiste, qui sont majoritaires et qui sont, en plus, les plus défavorisés du point de vue économique et social, ont été réduits au silence.
Les élites séparatistes ont suivi pendant des années la feuille de route du populisme : « faire du peuple » au prix de marginaliser plus de la moitié de la population et nourrir une logique binaire de blocs affrontés, qui cristallise dans la célébration d’un événement aux prétentions de référendum. La culmination du projet populiste a eu lieu pendant les dernières semaines, suite à un processus de démolition progressive de la démocratie représentative : d’abord les institutions régionales, le Statut d’autonomie et le Parlement régional de la Catalogne lui-même, qui a été fermé suite au coup d’État d’une majorité parlementaire séparatiste contre ses propres institutions. Une majorité qui n’a pas hésité à bafouer les lois nationales et régionales, vulnérant les droits de l’opposition (et donc, de ses représentés) et cassant la séparation de pouvoirs.
Après, on a perverti la nature de la police régionale, les Mossos d’Esquadra : quand les forces de l’ordre ne sont plus au service des lois et elles deviennent une police politique, l’État de droit explose. Finalement, la logique plébiscitaire a supplanté définitivement la démocratie représentative hier [le 1r octobre], dans une votation de garanties si douteuses qu’on a pu voir voter, par exemple, Francisco Franco et Michael Jackson. Il y a eu des votants qui ont pu voter plusieurs fois chacun, et il y a eu des gens qui ont pu voter au milieu de la rue, comme s’il s’agissait de marquer des paniers avec des boulettes de papier. La nuit, le président régional Puigdemont a annoncé qu’il ferait la déclaration unilatérale d’indépendance au Parlement régional, bien qu’on n’ait même pas offert les résultats du dépouillement du vote. Cela n’a étonné personne : l’affaire n’a rien à voir avec la démocratie, n’a jamais eu rien à voir avec la démocratie. Ce qui arrive ces prochains jours va dépendre de si ce sont les thèses pragmatiques et stratégiques d’Oriol Junqueras [vice-président du gouvernement régional] ou celles du fanatisme illuminé de Puigdemont qui l’emportent.
Mais la destruction institutionnelle en Catalogne ne tarderait pas en affecter l’ensemble de l’Espagne. Ça fait plusieurs mois que Podemos a décidé de s’allier aux séparatistes pour faire tomber le gouvernement. C’était la fenêtre d’opportunité que le populisme à échelle nationale cherchait pour piétiner la légitimité des institutions, un élément nécessaire pour achever le débordement qui devrait produire son hégémonie. Ils y avaient essayé avant, en 2015 et 2016, mais ils n’ont pas tardé à comprendre que le mécontentement social qui leur avait permis d’obtenir cinq millions de voix n’était pas suffisant : ils avaient besoin d’une crise organique, car les Espagnols tenaient à ses institutions et les considéraient toujours démocratiques et légitimes.
La seule voie que Podemos avait pour précipiter une telle crise de régime en Espagne passait par délégitimer la réponse des institutions au défi séparatiste. Ces dernières semaines on a vu s’étendre la fracture sociale en Catalogne à l’ensemble du pays. La stratégie était toujours la même : promouvoir la logique plébiscitaire et construire un « nous » démocratique face à un « eux » autoritaire. On peut aisément deviner qui étaient les démocrates et qui étaient les autoritaires.
La réduction de la politique a sa logique binaire s’est traduite en une nouvelle dynamique de blocs, cette fois à la Chambre des députés. D’un côté, Podemos et plusieurs forces nationalistes, qui partagent un même esprit de contestation de l’ordre constitutionnel de 1978, dans lequel ils ne se reconnaissent pas, ni juridiquement ni sentimentalement. De l’autre, le Parti populaire (PP), qui compte avec le soutien de Ciudadanos et du Parti socialiste (PSOE) pour préserver la Constitution. Les socialistes sont les plus affectés par la logique dichotomique du « procés » séparatiste : il n’y a plus de place pour le nuance, et ils vont donc payer le prix fort, soit de s’aligner avec la droite, soit de condamner la réponse de l’État de droit.
Pendant ce temps, Podemos va continuer sa séquence populiste : après l’abandon de la voie électorale, c’est probable qu’ils essayent la dernière stratégie qui leur reste pour déloger le PP de La Moncloa [siège de la présidence du gouvernement] : forcer le PSOE à soutenir une motion de censure avec la gauche et les nationalistes. En dehors de la démocratie représentative il n’y a rien d’autre que la dialectique populiste des blocs ; en ce point-là, le Parti socialiste est appelé à jouer le rôle le plus centrale dans la crise territoriale. C’est un scénario très compliqué pour les socialistes, et il est fort probable qu’ils en sortent divisés et affaiblis ; mais c’est aussi une occasion de rendre un grand service à la cause de la démocratie. Le sort du bloc constitutionnaliste dépendra du flegme de Pedro Sánchez [premier secrétaire du Parti socialiste] face aux coups de Podemos et sa fermeté face aux pressions des socialistes catalans (PSC) pour se démarquer de l’action gouvernementale. En ce qui les concerne, le Parti populaire a recueilli hier [le 1r octobre] les fruits pourris de cinq ans d’abandon et négligence de la question territoriale. Les excès policiers qui ont été vécus en Catalogne rappelaient les journées les plus sombres des Mossos d’Esquadra, celles qui ont laissé des dizaines de blessés pendant la grève générale de 2012, et ont même fait perdre un œil à une femme. La non-comparution du gouvernement espagnol a laissé le chemin ouvert aux séparatistes, qui ont semé son message de peuple opprimé pendant cinq ans dans tous les médias et toutes les chancelleries d’Europe.
Malgré tout, ce n’est pas sûr que les événements des derniers jours aillent nuire les soutiens électoraux du PP. Bien au contraire, face à la menace d’une motion de censure imminente, le président Rajoy pourrait décider invoquer l’article 155 de la Constitution espagnole en Catalogne [qui prévoit l’intervention directe du gouvernement national à l’Administration régionale en cas de manquement grave de celle-ci à ses devoirs constitutionnels], convoquer des élections régionales et, juste après, convoquer aussi des élections législatives nationales. Tout en faisant de la défense de l’État de droit son thème central de campagne, et en attendant que la nouvelle Chambre vienne renforcer la majorité du PP. Le gouvernement mise sur un soutien social silencieux, mais éloquent, qui se voit, en rouge-et-jaune [les couleurs du drapeau espagnol], de plus en plus dans les balcons de l’Espagne.
Les drapeaux aux balcons et aux fenêtres paraissaient une manie exclusive de la Catalogne, mais ils ont commencé à fleurir, comme des champignons, partout dans le pays. Cette sorte d’épidémie textile illustre l’homogénéisation progressive et l’articulation manichéenne des préférences politiques : désormais il y a une seule question dans le débat public, et il n’y a que deux options, deux camps à rejoindre. On est passé du débat pluraliste au militantisme généralisé, l’installation du cadre populiste partout en Espagne est définitivement achevé. Peut-être on est le premier pays européen où la stratégie populiste se complète, mais nos voisins feront bien de se garder d’ouvrir ses portes aux nationalismes. L’Histoire nous montre que personne n’est à son abri. Nulle part.