En Français Voices From Spain

Marre

Publié à l’origine en espagnol. Laura Freixas. La Vanguardia.

J’en ai marre. Marre d’un “procés” [mouvement séparatiste] qui se prolonge depuis cinq ans et qui tourne en rond, qui ne va nulle part, mais qui consomme des énergies, monopolise des débats, et gaspille des ressources publiques payées par tous. J’ai marre d’un govern (gouvernement régional) qui ne gouverne pas et qui ne laisse pas gouverner. J’ai marre des dirigeants qui se vantent de désobéir et de tromper tout le monde tandis que nous, les citoyens ordinaires, nous sommes censés respecter scrupuleusement les lois. J’ai marre que l’on nous dise qu’on a préparé une loi [au Parlement régional] très importante… que l’on ne nous montre pas, et que l’on a voulu faire approuver par surprise et sans débat parlementaire. Question d’« astuce », dit-on. J’en ai assez avec cette « astuce », qui n’est rien d’autre qu’une conspiration contra la moitié de la population catalane. Marre de voir des fils à papa, d’école privée​et maison à la Cerdanya, qui se comparent sans vergogne avec Rosa Parks : un peu de respect pour Rosa Parks, mince ! J’en ai marre que l’on essaye de nous convaincre que démocratie égale référendum. Comment ça se fait, que ne pouvoir voter que « pour » ou « contre » soit plus démocratique que choisir entre des programmes différents ? Au moins, dans ce dernier cas on peut trouver des accords après la votation, ou changer après quatre ans. Dans un référendum, les perdants vont tout perdre (et en fonction​du résultat, ils peuvent le perdre pour toujours) : l’humiliation et l’impuissance des vaincus peuvent coûter cher. Un bon gouvernement, c’est celui qui rassemble, ou plutôt celui qui divise et affronte les uns aux autres ?

J’en ai marre d’entendre dire que la démocratie, c’est «mettre en place les urnes»,​ en même temps que l’on piétine les lois que l’on s’est donné avec les résultats des urnes antérieures. J’en ai marre que le séparatisme n’ait pas d’autre réponse que le « vous aussi » chaque fois qu’on le critique. Est-ce qu’ils sont contre les casseroles, contre les tricheries, contre la soumission des médias publics aux intérêts du gouvernement régional ? Ou seulement quand ​c’est les autres​qui le font ? J’en ai marre d’un govern qui nous prend pour des aveugles, pour incapables de voir que toute cette comédie, tous ces grands gestes et toute cette série de photos pour l’Histoire n’a d’autre but que nous distraire des affaires​ [de corruption]​: l’affaire Pujol, l’affaire Palau, l’affaire du 3%… J’en ai marre que l’on prenne​les charnegos [catalans avec famille dans le reste de l’Espagne] pour des débiles, comme si la mamie Encarni allait croire que l’activiste de l’ANC [organisation séparatiste] qui frappe à sa porte va aussi payer sa retraite. J’en ai marre de ceux qui nous préviennent, l’air de rien, que la « transition » (vers une situation que la majorité des catalans ne voulons pas et n’avons pas soutenu avec nos voix) « ne sera pas pacifique », comme s’ils étaient étrangers à la violence qu’ils nous promettent déjà. J’en ai marre de voir à quel point ceux qui nous gouvernent sont enivrés par le récit épique qu’ils se racontent : eux, comme David le​héros, contre le méchant Goliath espagnol. Et nous, la moitié de la population catalane, nous avons quel rôle dans cette sorte de tragicomédie qu’on est en train de jouer? Je crains que ce soit le pire rôle de tous : nous sommes les otages.

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