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Publié à l’origine en espagnol: «Las amistades del Le Pen catalán». Juan Francisco Fuentes. El País.
6 juin 2018
Il me semble que l’épisode suivant n’a jamais été mis par écrit, bien que son héros involontaire, le politicien socialiste Luis Araquistáin, l’ait raconté quelquefois en privé, plus amusé qu’offensé. M. Araquistáin était l’ambassadeur de la II République espagnole à Berlin lors de l’arrivée au pouvoir des nazis. C’est à ce titre qu’il fut invité au dîner offert par Hitler au corps diplomatique, quelques jours après sa nomination en tant que Chancelier. L’ambassadeur espagnol y assista accompagné de son épouse, Gertrude Graa, Trudy pour les amis, une très belle femme, suisse de naissance, et dont langue maternelle était l’allemand. C’est peut-être pour cette raison qu’elle fut placée à la gauche d’Hitler.
La beauté nordique de Gertude —sa famille avait des origines baltes— et son allemand natif captaient l’attention d’Hitler, qui entama une conversation animée avec elle. Plus il admirait la beauté de Trudy, plus il était étonné qu’elle eût uni sa vie à un personnage aussi profondément espagnol que l’ambassadeur, assis de l’autre côté de la table. A la fin, le Führer fut incapable de se contenir plus longtemps et lui posa la question qu’il se posait lui-même depuis le début : « comment avez-vous pu épouser un tel sous-homme? »
Il est possible que la mauvaise opinion qu’avait Hitler de la qualité raciale des Espagnols ait pu faciliter les contacts d’une branche du séparatisme catalan avec le IIIème Reich peu avant la guerre civile, à la recherche comme ils l’étaient du soutien allemand à leur projet d’indépendance pour la Catalogne. La preuve documentée en a été apportée il y a quelques années par l’historien Xosé M. Nuñez, aux archives politiques du ministère allemand des affaires étrangères, où est conservé un mémorandum minutieux, en espagnol, envoyé en mai 1936 par le groupe séparatiste Nosaltres Sols au gouvernement allemand via le consulat d’Allemagne à Barcelone. Cette documentation inclut un plan, présenté directement au ministère de la propagande du IIIème Reich par un dirigeant de Nosaltres sols. Cette proposition initiale fut ensuite complétée par un addenda, titré « Elargissement de notre projet », précisant les termes de la collaboration souhaitée.
Le plain faisait notamment attention à la confluence d’intérêts entre l’Allemagne et la Catalogne face à la France et à l’Espagne, aux similitudes historiques entre le pangermanisme et le pan-catalanisme, et au rejet commun de l’ordre international créé par le Traité de Versailles. Les auteurs du mémorandum offraient de soutenir la conscience sécessionniste dans le sud de la France, informer l’Allemagne des objectifs militaires en Espagne, et, en cas de guerre, leur fournir des groupes armés qui pourraient être formés par les Allemands eux-mêmes. Le sens du plan présenté par « notre organisation patriotique N.S. (Nosaltres Sols!) » était résumé in fine par une idée fort simple : « une Catalogne libre représenterait pour l’Allemagne un pas définitif pour l’écroulement de la France et l’existence d’un pays ami sur en méditerranée occidentale ».
Le rapprochement vers l’Allemagne nazi par certaines branches du séparatisme était cohérent avec les positions ouvertement racistes prêchées dans leurs publications (par exemple, « Fondements scientifiques du racisme » ou Quaderns del Separatisme) mais également avec les déclarations de certains de leurs chefs, comme Batista i Roca, ou les tristement célèbres frères Badia, d’actualité ces dernières semaines à cause de l’admiration que leur prête Quim Torra, le nouveau président séparatiste catalan. L’opinion du nouveau président catalan sur les Espagnols n’est finalement pas si différente du concept de sous-homme utilisé par Hitler à propose de l’ambassadeur espagnol. On ne s’étonne donc pas qu’il insiste à rendre hommage à cette partie du nationalisme catalan, qui était prêt à tout, pendant les années 30, pour obtenir « la liberté totale et absolue de la Catalogne ». Ils étaient, et nous citons ici le président Torra, « les pionniers de l’Indépendance », des hommes comme Josep et Miquel Badia, Batista i Roca, Josep Dencàs et Daniel Cardona, des personnages importants de l’Estat Català et Nosaltres Sols, qui dans des temps difficiles ont su voir que l’indépendance était le seul chemin possible, sans que le régime politique espagnol, qu’il soit dictatorial ou démocratique, républicain ou monarchique, n’y puisse changer cette conclusion. « Quelle leçon, quelle belle leçon », s’exclamait le président actuel dans un article publié il y a quatre ans, ignorant (ou peut-être justement pas) que parmi les services offerts à la cause nationale par Nosaltres Sols se trouvait cette proposition détaillée de collaboration faite au gouvernement d’Hitler peu après la victoire du Front Populaire en Espagne.
Voici donc les amitiés dangereuses que Quim Torra s’est faites pendant son chemin à travers l’histoire de l’indépendantisme, à la recherche de héros dignes de ce nom. C’est en quelque sorte une ironie du destin que sa volonté de leur rendre justice fasse découvrir ce que l’agitprop nationaliste a essayé de cacher pendant des décennies de travail infatigable : les origines suprématistes et les velléités fascisantes de certains des groupuscules qui dans les années 30 gravitaient autour d’Esquerra Republicana de Catalunya et d’Estat Català. Telle est donc la principale source d’inspiration historique de celui que Pedro Sanchez a surnommé le « Le Pen espagnol ».
Beaucoup de choses se sont passées dans le peu de temps écoulé depuis que le leader socialiste qualifia dans ces termes le président du gouvernement catalan. Le secrétaire général du PSOE est depuis devenu premier ministre grâce au vote des partis qui portent le suprématisme et l’hispanophobie dans leur ADN. Parmi eux, on trouve le Parti Nationaliste Basque, dont le fondateur, Sabino Arana (dont une rue porte le nom à Barcelone) est connu pour ses propos racistes et antiespagnols : « les maketos : voilà nos arabes ». Ce n’est pas pour rien que les auteurs du mémorandum de Nosaltres Sols réservaient à « nos frères du pays basque » un rôle important dans ce grand projet suprématiste qui cherchait le soutien du IIIème Reich. Cela n’a donc rien d’étonnant que Quim Torra place ses amitiés dangereuses au panthéon des grands hommes du nationalisme catalan. Il est en revanche plus inquiétant que le chef du PSOE arrive au pouvoir soutenu par une compagnie politique fort éloignée de ce que, tant par ses idéaux comme par son passé, doit représenter le socialisme espagnol.
Peu après la fin de la guerre civile, Francisco Largo Caballero fit une autocritique dévastatrice de ce qu’avait représenté pour le PSOE la collaboration avec les partis républicains —y compris ERC— pendant la IIème République. « Quand je pense qu’on a partagé notre projet avec ces gens ! », se lamentait-il. Espérons pour le bien de tous que Pedro Sanchez ne doive jamais répéter ces mots.