Le processus indépendantiste catalan est un coup de maître. Parmi ses caractéristiques les plus admirables, on trouve l’intensité et l’efficacité pour la propagande. Le contraste avec l’apathie du gouvernement espagnol, qui semblait se contenter d’avoir le soutien de la Loi et des gouvernements des pays alliés, ne peut qu’étonner. La bataille de la propagande, pourtant cruciale, n’est cependant pas la seule à avoir été délaissée d’un gouvernement qui bien intervenait peu, bien le faisait trop tard. […]
Bien que l’utilisation du mot « révolution » ait été évité, des éléments révolutionnaires étaient bien présents. Une révolution contre une démocratie libérale sous des conditions de relative aisance économique est certainement inédite. En plus, le processus indépendantiste partage avec d’autres révolutions un ensemble classique: la promesse d’une nouveauté, l’importance de ce qui allait changer après le moment décisif, l’importance de ce dont on allait pouvoir s’en débarrasser, le déni de l’ordre actuel, et, à la fois, la reconnaissance d’un lien avec le passé : un passé caché et trahi. C’était un saut en avant, mais aussi un retour qui allait permette de profiter d’une opportunité jadis perdue.
Comme d’autres mouvements nationalistes, le catalan se nourrit d’un récit de la victime qui reflète à la fois des sentiments de supériorité et d’infériorité: « nous sommes un peu mieux qu’eux mais on nous traite bien pire »; « nous sommes une minorité persécutée », mais en même temps « nous sommes la majorité ». Comme tout bon mensonge, le récit contient quelques éléments de vérité, à la fois qu’il exagère, déforme ou simplement supprime d’autres éléments tout aussi véritables. Ce récit de la victime pourrait être résumé comme suit : « La Catalogne est une vieille nation avec un passé florissant et une longue tradition d’autonomie, étranglée pendant des siècles par l’autoritarisme et le centralisme castillan. La Catalogne a été le leader culturel de l’Espagne, ainsi qu’un contributeur clef à sa modernisation, mais elle est entrée en collision avec l’incompréhension et le dédain de son identité. Deux épisodes illustrent cet étranglement systématique : en premier lieu l’année 1714, lorsque Philippe V supprima la législation régionale, et la dictature de Franco, qui réprima la culture et langue catalanes. Certes, la Constitution de 1978 a reconnu les nationalités historiques, mais elle a fini par créer un marché aux enchères dans lequel toutes les régions aspiraient au plus de pouvoir, diluant ainsi la singularité catalane. Un nouveau statut d’autonomie, approuvé par trois entités représentatives (le parlement catalan, le Congrès des députés et le Sénat), et ensuite confirmé par les citoyens catalans à travers un référendum, avait justement comme objectif d’améliorer l’intégration de la Catalogne dans l’Espagne, mais une Cour Constitutionnelle politisée et délégitimée l’a mutilé suite à un recours du Parti Populaire, qui avait lancé une campagne agressive à son encontre. Les catalans ont immédiatement et de manière spontanée réagi contre une décision qui était opposée à leur volonté. Le gouvernement régional d’Artur Mas a ensuite essayé de réparer l’un des éléments centraux du problème : la Catalogne, une région industrielle et riche, intégrée dans l’Europe, devait payer une partie disproportionnée des impôts, et cela pour financer les inefficacités des autres régions. Cependant, un accord fiscal a été refusé par le gouvernement central qui, suite à la crise économique, imposait aux régions des réductions de leurs dépenses. Ces deux échecs ont fini par convaincre les catalans que réformer l’Espagne était une tâche impossible. Pour beaucoup, la coexistence même avec l’Etat était devenue insupportable, ce qu’ils ont exprimé à travers des manifestations massives et pacifiques. L’entêtement du Parti Populaire, allié avec l’agenda médiatique centraliste, ne leur a laissé d’autre choix que la voie unilatérale. […]
Aucun des éléments précédents n’aurait été déterminant sans d’autres ingrédients comme la crise de l’euro et son impact sur l’Espagne (notamment la victoire électorale du Parti Populaire et l’impression qu’il n’y avait point de projet attractif pour le pays), et sur la Catalogne (en particulier la lutte pour l’hégémonie nationaliste entre Esquerra Republicana et Convergència). Ce dernier fût l’un des rares partis européens à emporter une élection après avoir appliqué des réductions budgétaires.
Pour beaucoup, c’était le moment tant attendu. Pour d’autres, un choix tactique plutôt que stratégique. L’attitude d’une certaine partie du nationalisme rappelait en tout cas la citation de Maïmonide : « le messie viendra, et bien qu’il tarde nous l’attendons ».
La patience d’aujourd’hui est l’indépendance de demain. Les promesses concernant le futur sont d´autant plus effectives qu´elles sont vagues. En concrétisant la date de la sécession, en revanche, ses promoteurs débridaient une force qu’ils ne pouvaient d’aucune des manières contrôler. Le résultat a été un tremblement de terre dans le système politique catalan, avec des pertes économiques et de réputation, une société divisée, une autonomie amoindrie, et un catalanisme discrédité. Et tout cela sans compter les conséquences sur l’Etat, dont la mesure précise nous est encore inconnue. […]
Il existe d’autres facteurs indispensables. Le processus a été un mouvement énergiquement émotionnel, hyperbolique, prenant lieu à un moment où les technologies de la communication permettent le développement d’une rhétorique polarisée ainsi que la sentimentalisation de la politique. Soutenus par l’utilisation déloyale des institutions de l’Etat et par l’activité rusée de l’Assemblée Nationale Catalane (ANC, par ses initiales en catalan) et de l’organisation Omnium Cultural, les indépendantistes ont montré une habilité remarquable pour recycler des concepts et imposer leur usage même à leurs adversaires. Des médias publics et privés fortement subsidiés ont répandu leurs messages, et le mouvement favorable à l’indépendance a intensifié son hégémonie discursive avec une compréhension de la politique déjà énoncée du temps de Jordi Pujol. Contrairement à d’autres coups, il n’était point nécessaire de prendre le contrôle des médias: ils l’avaient déjà. Dans certains cas, ils faisaient eux-mêmes partie des institutions de l’Etat qu’ils avaient employé pour affaiblir l’Etat lui-même