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Publié à l’origine en espagnol: “‘Instrucciones para ser disidente”.
25 avril 2018
En Catalogne, il y a une sorte de personnage qui se targue d’aller à contre-courant mais qui, en réalité, ne fait que défendre le statu quo nationaliste.
Le jour de Sant Jordi [saint patron de la Catalogne], l’ancien député de Podem —extrême gauche— Albano Dante Fachín, très proche des thèses indépendantistes (il en reproduit le discours tout entier, mais se proclame non-indépendantiste) a écrit un article intitulé « Sant Jordi sera toujours à nous. Jamais à vous. Vous êtes dehors » . Ceux que Fachín expulse de la sorte, ce sont Inés Arrimadas (Ciudadanos, centre-droit non-indépendantiste), qui a remporté les élections du 21 décembre 2017 en Catalogne, et Xavier García Albiol (PP, droite conservatrice non-indépendantiste), pour avoir participé à des événements du jour du livre, ce jour de Sant Jordi. Il est facile de deviner pourquoi il les met dehors. Parce qu’ils sont la droite du 155 —l’article de la Constitution espagnole qui a permis au Gouvernement central d’annuler l’autonomie catalane suite à la déclaration unilatérale d’indépendance d’octobre 2017—. Mais il lui faut ajouter une nuance culturelle : pour lui, ces personnes n’apprécient pas la lecture, la pensée critique et individuelle, elles ne respectent pas la culture et critiquent la politisation de Sant Jordi. Fachín pense que le jour du livre est « un acte profondément politique contre ceux qui veulent une société endormie, uniforme et acritique. Sant Jordi sera toujours à nous, vous êtes dehors. Et pour longtemps ». Cela nous rappelle tristement le slogan indépendantiste « les rues seront toujours à nous », qui fait froid dans le dos et dont les auteurs cherchent à s’excuser en alléguant qu’il s’agit d’une phrase métaphorique, voire hyperbolique.
Le texte de Fachín est farci de lieux communs sur la culture et la pensée critique. Il utilise le pluriel pour mieux attaquer : tout le monde est le bienvenu sauf « ceux de la loi bâillon » —la très polémique Loi organique de protection de la sécurité publique, approuvée par le Gouvernement du PP en 2015 —et « ceux du 155 ». Et il utilise la stratégie de la « victimisation harcelante », définie par Daniel Gascón dans son livre Le coup d’État postmoderne (Debate, 2018) : Nous vous empêchons d’accéder à un espace public, mais seulement parce que vous êtes ceux qui veulent nous l’empêcher à nous, parce que vous êtes ceux qui, de Madrid, nous imposent le 155. C’est aussi une stratégie préventive : quand vous gouvernerez, vous me mettrez un veto. Les harceleurs en Catalogne sont les victimes de Madrid.
Fachín est très préoccupé par une apparente persécution des idées indépendantistes. Dans une interview à Playground, il affirme qu’ « on construit un mur qui empêche ceux qui défendent l’indépendance de s’expliquer ». C’est l’affirmation délirante classique qui ne peut être prononcée que par celui qui sait qu’elle est fausse (le 155 n’a pas osé toucher TV3, la télévision publique catalane, qui demeure un espace exclusivement indépendantiste payé avec de l’argent de tous ; sans parler des trente ans d’hégémonie nationaliste dans la culture et les chaînes de télévision).
Fachín représente non seulement la victime-harceleuse mais aussi celui qui se considère comme dissident et anticonformiste, mais qui appartient en réalité au statu quo. Il est celui qui se targue d’aller à contre-courant, mais qui est appuyé par le pouvoir. L’indépendantisme, si hégémonique dans le discours politique catalan (au moins jusqu’à il y a quelques mois), le considère un combattant courageux car il s’oppose au pouvoir. Le mouvement indépendantiste fait comme le populisme : il fait partie de l’opposition, même si c’est lui qui gouverne. De cette façon, il peut toujours culpabiliser un Autre, qui n’est souvent qu’une construction artificielle. C’est une attitude qui définit bien les supporteurs du procés d’indépendance dans la rue : c’est une révolution qui a les institutions de son côté. Même l’article 155 n’a pu changer cela. Dans les institutions soi-disant sous tutelle, il y a des rubans jaunes, des manifestations presque tous les jours et des syndicats indépendants favorables au procés.
Fachín ajuste ses lunettes pour ne pas voir de près ce qu’il critique de loin. Il est comme le photographe Jordi Borràs, qui jouit d’un certain prestige dans le monde indépendantiste pour être un expert en mouvements d’extrême droite et dont le livre de photos du 1er octobre 2017 —jour du referendum illégal d’indépendance en Catalogne— a été un best-seller lors de la fête de Sant Jordi. Il met le radar sur des groupes minoritaires néo-nazis et analyse des graffitis d’adolescents comme s’ils s’agissent de la Kristallnacht, mais il n’est pas capable de voir le suprématisme institutionnalisé de l’indépendantisme, les références à la génétique catalane ou les insultes contre les Castillans ou contre les charnegos —des Catalans issus de familles nés dans d’autres régions d’Espagne—. Ce n’est pas un cas d’indignation sélective ou de dissonance cognitive, c’est simplement que la haine qui vient de soi-même n’est jamais de la haine.
Ricardo Dudda (Madrid, 1992) est journaliste et membre de la rédaction de Letras Libres.