Photo: Hans Eiskonen | Unsplash
Publié à l’origine en espagnol: «España como tabarra». Félix Ovejero. El País.
20 avril 2018
Peu à peu, les clichés qui servent d’ancrage intellectuel se renforcent
Je l’avoue, je n’ai jamais pu finir un article de Laín Entralgo [chercheur espagnol, prix Prince des Asturies pour la Communication et les Sciences humaines]. Surtout quand je feuilletais son livre « L’Espagne comme problème ». L’allergie ne venait pas de l’auteur, mais de la thématique. C’est pour cela que les choses ne se sont pas améliorées avec Calvo Serer [essayiste espagnol] et son « Espagne, sans problème ». L’essence des peuples me dépasse. Et je ne suis pas le seul. Elle dépasse aussi les connaissances scientifiques les plus élémentaires. Cette thématique présuppose une sorte de quintessence («l’espagnol») qui, intacte, surgirait comme par enchantement au coin de la cuisine, du sport, de l’art ou de la pensée. Du but d’Iniesta lors de la Coupe du monde de football de 2010 ou encore de la moustache de Tejero, le général putschiste de 1981.
Le sentiment est semblable à l’autre habitude, complémentaire, de découvrir les âmes des peuples à travers les œuvres d’art. Vous le savez bien : Cervantes et l’Espagne ; Goethe et l’Allemagne ; Dostoïevski et la Russie. Naturellement, chacun trouve ce qu’il cherche, parce qu’il sait déjà où il veut aller, comme quand, étant jeunes, nous résolvions les labyrinthes en commençant par la fin, pour arriver plus facilement au début. L’astuce est connue : de l’énorme sac rempli de tout sorte d’événements, nous choisissons d’extraire ceux que nous plaisent le plus et qui, bien enfilés dans un discours intéressé, à la fin, concordent. Parmi les données et les essences, les génies dotés de talents exceptionnels pour capturer l’insaisissable, ce qui définie « l’espagnol » ou « le catalan ».
Ce genre mielleux ne trouve pas de supporters académiquement civilisés. On ne connaît pas les choses, et encore moins leur essence, mais seulement certaines propriétés des choses et leurs relations. On ne connaît pas « la Lune » mais sa position, sa trajectoire ou son atmosphère. On ne connaît pas « l’Espagne » mais son système politique, sa pyramide démographique ou son régime hydrographique. La recherche procède des abstractions estimées, susceptibles d’un contrôle empirique raisonnable. La captation des esprits des peuples est, à la rigueur, un travail pour des visionnaires, dotés d’un talent singulier, indiscernables des nécromanciens, des médiums et des grands esprits.
Mais la bêtise ne cesse jamais et de nouveaux adeptes du genre émergent sans cesse. Elle apparaît chez les nationalistes, adonnés à fabriquer non seulement leur propre mythologie (qu’est-ce que c’est le « catalanisme »?) mais, surtout, ce dont ils ont besoin pour nourrir leurs fantasmes : l’éternelle Espagne national-catholique. C’est normal chez eux, c’est leur truc. Néanmoins, il est quelque peu surprenant qu’il puisse exister un discours aussi cultivé par des académiciens, dévoués à démêler « l’espagnol » avec la même aisance avec laquelle ils pourraient parler de la « nature » ou du « mal » (comme concept), ou encore chez les correspondants étrangers qui disséminent leurs anthropologies dignes d’un chauffeur de taxi, non seulement dans leurs chroniques, mais aussi dans des livres entiers comme s’il s’agissait d’un voyageur anglais du XIXe siècle à l’Espagne de l’époque. Toute cela, bien sûr, sans apporter le moindre indicateur empirique.
L’issue ne serait pas si grave si le trouble n’affectait qu’à leurs lecteurs. Le problème est que, peu à peu, ils renforcent des clichés qui servent d’ancrages intellectuels, ces biais cognitifs qui font que, face à de nouveaux faits, nous n’acceptons que de petites variations d’une information initiale de très mauvaise qualité. Ainsi, nous ne devrions pas être surpris par le fait que, pour nos concitoyens européens, l’Espagne d’aujourd’hui ressemble davantage à l’Espagne franquiste qu’à la France, indépendamment du fait que si nous nous voulons mesurer l’Espagne dans les domaines des libertés, de la qualité démocratique ou de la garantie des droits, elle est mieux placée que la plupart des pays de l’Europe. Il ne reste que les essences ; toujours menteuses, toujours réactionnaires. Et les immortels Laín Entalgos.