Photo: Josh Johnson | Unsplash
Publié à l’origine en espagnol: “Doblegar al Estado”. Santos Juliá. El País.
16 Avril 2018
Ce qui s’est passé en Catalogne entre septembre et octobre 2017 n’aurait pas eu lieu si les nationalistes n’avaient pas eu, pendant des décennies, le pouvoir et les ressources publiques pour organiser la sédition et se soulever contre le même État auquel ils doivent leur pouvoir et leur loyauté.
Il y a une génération en Espagne, dont il y a encore quelques survivants (comme moi même), qui, pour avoir été nés peu de temps avant, pendant ou peu de temps après, la Guerre Civile, a été baptisé comme celle « des enfants de la guerre ». Quand certains aînés de cette génération, nés entre 1930 et 1939, ont atteint l’âge de la raison politique, ils sont apparus sur la scène publique prêts à clore la guerre de leurs parents et leurs grands-parents ; une guerre qu’ils ont qualifiée, dans un manifeste rédigé à Barcelone, d’« inutile carnage fratricide ». Pour y arriver, ils ont mis l’accent sur la revendication, non d’une nation véritable quelconque qui serait formée d’un seul peuple, mais d’un État démocratique, garant des libertés qui avaient été détruites en 1939 avec la victoire des rebelles [franquistes].
Du coup, cette génération fut la première génération d’Espagnols depuis le début du XIXe siècle, plus préoccupée par l’État que par la Nation, peut-être parce que l’idée qu’on se faisait de la nation espagnole, unique et véritable, avait été monopolisée par les vainqueurs de la Guerre civile ; ou peut-être parce que la liberté était bien plus importante dans les années cinquante ou soixante que l’identité espagnole, ou que n’importe quel sentiment d’appartenance à une Espagne quelconque.
Il n’y a qu’à lire les manifestes qui ont jalonné le parcours sociale et politique de cette génération pendant ces années, pour se rendre compte que cette génération, ou au moins leurs représentants les plus actifs sur le plan politique, n’avait rien à faire de la nation espagnole ; que cette nation-là n’apparaissait même pas dans leurs protestations ni dans leurs revendications.
Cette génération, tout en atteignant cette étape qu’Ortega a appelé « le mi-chemin de la vie », c’est-à-dire la trentaine d’années, a trouvé en Catalogne un miroir pour se projeter, puisque c’était là, en Catalogne, que le projet d’État qu’ils envisageaient se trouvait plus avancé. En effet, la Catalogne était, depuis la fin des années soixante, l’endroit où des tables rondes, où siégeaient des communistes et des catholiques, mais aussi des nationalistes de gauche et de droite, des socialistes et des libéraux, marquaient la voie vers l’encontre de tous les forces politiques, autour d’un même programme d’action ; un programme d’action signé par les partis et les syndicats de toute sorte et de tout origine.
C’était en Catalogne où la conviction a germé, et où elle était plus avancée, que la dictature ne pouvait être remplacée que par un pacte entre les démocrates – un pacte à l’image de ce qui a donné lieu à l’Assemblée de la Catalogne. La Catalogne et l’idée d’un pacte pour construire un État espagnol démocratique garant des libertés individuelles et collectives et de l’autonomie de tous les peuples, les régions ou les nationalités de l’Espagne : ces deux idées étaient, à notre avis, une seule et la même chose.
Il est dramatique que certains juges allemands ne voient pas un crime équivalent à la haute trahison
Voici le projet qui a finalement triomphé pendant les années difficiles de ce que, à raison et fondé sur ce qui était déjà une longue tradition, nous avons appelé transition à la démocratie. C’était un pacte dans lequel les Catalans — communistes, socialistes, nationalistes, démocrates, libéraux — ont joué un rôle clé. Les voix de Jordi Pujol, Jordi Solé Tura, Joan Reventós, Miquel Roca ou Anton Cañellas, et même Heribert Barrera, en plus de soutenir ce pacte, étaient parmi ses défenseurs les plus ardents dans leurs discours. Pour un moment, il semblait comme si la vieille aspiration de Pere Bosch Gimpera de concevoir l’Espagne en tant que communauté fraternellement unie de Catalans, de Basques et de Galiciens, mais aussi de Castillans, de Andalous, de Manchegos et de toutes les autres identités, serait sur le point de devenir une réalité.
L’eau a coulé sous les ponts depuis, on peut dire. Et c’est comme ça. Mais il ne faut pas non plus les bloquer ou les détruire : les ponts peuvent rester là-bas, peuvent témoigner d’une partie de la route que l’on a parcouru jusqu’à l’arrivée…, l’arrivée, où ? Jusqu’aux journées funestes de septembre et d’octobre 2017, 40 ans plus tard, quand, dans un Parlement catalan où les nationalistes catalans, qui avaient obtenu une très courte majorité des sièges avec une minorité des voix exprimés, ont gravement brisé le pacte qu’ils avaient signé, et ont donc rompu avec leur passé, qui était le passé de tous, et, tout en suivant la pire des traditions politiques espagnoles, ont déclaré l’indépendance de la Catalogne, en violation de la Constitution qu’ils avaient accordée, et du Statut d’autonomie [la loi fondamentale de la communauté autonome] qui leur avait permis de gouverner, en toute légitimité, pendant 40 ans.
Ce qu’ils ont appelé la Déclaration unilatérale d’indépendance n’est qu’un putsch civil. Jusqu’à ce moment-là, en Espagne, ceux qui se révoltaient contre l’ordre constitutionnel étaient les militaires, un pouvoir de l’État toujours prêt à casser le cours de la politique jusqu’à sa grotesque scène finale, un jour de février 1981. Puisque c’était une exclusivité militaire, putsch signifie, dans le Dictionnaire de l’Académie royale de la langue espagnole, « insurrection militaire contre le Gouvernement », mais depuis octobre 2017 ce mot devrait aussi inclure la liturgie civile suivie par les nationalistes catalans qui, en tant que détenteurs légitimes d’un pouvoir de l’État, se sont soulevés non pas contre le Gouvernement, mais contre l’État auquel ils doivent le pouvoir qu’ils détiennent.
Le Parlement catalan a ajouté à la figure de putsch un caractère civil
Ce qui s’est passé en Catalogne entre septembre et octobre 2017 n’aurait pas eu lieu si les nationalistes n’avaient pas eu, pendant des décennies, le pouvoir et les ressources publiques pour organiser la sédition et se soulever contre le même État auquel ils doivent leur pouvoir et leur loyauté.
Il est tout à fait risible, voire dramatique, que certains juges d’un Land allemand ne voient pas un crime équivalent à celui de l’haute trahison dans la codification allemande, parce que les rebelles présumés n’ont pas étés capables de soumettre l’État. Bien sûr, ils ne l’ont pas plié. S’ils avaient réussi à le faire, comme ce fut le cas du général Primo de Rivera en 1923, il serait eux, les nationalistes catalans, qui jugeraient ou enverraient à l’exil à quiconque s’était opposé à leurs réclamations. Ils ont échoué dans leurs efforts, comme cela est arrivé au général Sanjurjo en 1932, fait prisonnier et soumis à la Cour martiale de la République contre laquelle il s’est soulevé, comme il sera également le cas pour les généraux Armada et Milans del Bosch et ses complices, qui ont organisé la dernière tentative de putsch contre une démocratie encore fragile [en 1981].
Ce fut la dernière tentative jusqu’au moment où un autre pouvoir de l’État, le Parlement catalan, a donné à la figure du putsch un caractère civil. Voici ce qui revient à une haute trahison, contre l’État, contre sa propre histoire et contre plus de la moitié du peuple catalan, qu’ils disent représenter. Voici la haute trahison sur laquelle on devra juger, dans un tribunal civil, les nationalistes catalans qui l’ont commise, sans réussir pourtant, par leur action, à soumettre l’État.