5 Nov 2017
Depuis quelques temps, l’État espagnol est sous les feux des projecteurs en raison des actions du gouvernement et des tribunaux relatives à la question catalane. Une des idées les plus répandues, proclamées aux quatre vents par les indépendantistes, Podemos et los « Comunes », est que nous sommes en présence d’un État qui, dans ses caractéristiques les plus douces, pourrait être considéré comme douteusement démocratique. De ce point de vue, il subsiste chez certains esprits des réminiscences du passé selon lesquelles la transition n’aurait pas pu se faire de façon complète vers un régime aux pleines garanties démocratiques. Selon les versions les plus osées de cette accusation, l’État espagnol est taxé de « franquiste » ou même de démocratie « ratée », et assimilé à ces pays qui ces dernières années ont mérité des avertissements internationaux pour le fonctionnement de leurs régimes politiques prétendument démocratiques, comme la Pologne, la Hongrie ou la Turquie. Dans ce cadre, Puigdemont se permet de s’exiler en Belgique et avance qu’il ne se présente pas au Tribunal des affaires criminelles car le système judiciaire espagnol n’offre, d’après lui, pas de garanties suffisantes.
Dans le brouhaha de la délibération politique et médiatique, il y a actuellement une profusion d’accusations catégoriques en vertu desquelles l’Espagne ne serait pas une démocratie. Certains se montrent un peu plus prudents : ils ne se risquent pas à qualifier l’Espagne de pays « non démocratique », mais lui nient le statut de « véritable démocratie ». On entend par exemple : « on l’appelle une démocratie mais ce n’en est pas une ». Très souvent, ces accusations répondent à des intérêts politiques (légitimes) de discrédit de l’opposant. Dans ce cas, ceux qui la formulent se raccrochent généralement à certaines « preuves » choisies de façon intéressée, une pratique appelée dans les milieux universitaires « la variable dépendante » ou, plus couramment, « cherry picking ». Le cherry picking cautionne des récits plus percutants sur des réalités qui peuvent présenter des replis et des nuances faciles à soustraire à la réflexion du public auquel s’adressent ces versions biaisées.
Définir si un pays est ou n’est pas une démocratie n’est pas toujours une tâche facile. C’est pour cela que le monde académique a opté pour l’évaluer comme une question empirique dotée de degrés. Se demander dans quelle mesure les régimes politiques sont démocratiques est une tâche à laquelle un certain nombre d’organismes, de plateformes ou de projets internationaux consacrent de grands efforts. Freedom House, l’Indice de Démocratie compilé par le Service d’Intelligence du magazine The Economist ou encore l’Indicateur Worldwide Governance de la Banque Mondiale sont quelques-unes des initiatives les plus connues. S’appuyant sur diverses sources de données et sur des méthodologies combinant et synthétisant des quantités importantes d’informations, toutes ces études reconnaissent à l’Espagne non seulement la condition d’État démocratique, mais elles lui octroient des scores qui évacuent toute ombre d’un doute. Mais examinons-les une à une.
Freedom House publie sur une base annuelle les rapports Freedom in the World. L’Espagne est l’un des pays auxquels est attribué le qualificatif de « Libre » (Free) dans un classement comptant trois catégories (Free, Partially Free, Not Free). Ce référencement est le résultat de l’analyse d’un certain nombre d’indices et définit sept tranches sur les droits politiques et libertés civiles. Dans tous les cas l’Espagne est reconnue dans la catégorie la plus démocratique (1). Dans la notation cumulée elle obtienne 94 points en 2016 (sur 100 possibles). Cela situe le pays à seulement un point du Royaume Uni, de la Belgique et de l’Allemagne, à deux points de la Suisse ou de l’Irlande, à trois points du Portugal ou du Danemark, à quatre points de l’Australie, à cinq de la Hollande et à six de la Finlande, de la Norvège ou de la Suisse, qui sont les pays les plus démocratiques. Mais l’Espagne obtient aussi deux points de plus que la Slovénie, trois de plus que la Lituanie, quatre de plus que la France, cinq de plus que la Pologne, six de plus que les Etats-Unis ou l’Italie, dix de plus que la Grèce. Et 18 de plus que la Hongrie, 56 de plus que la Turquie, pays avec lesquelles elle est parfois comparée dans la frénésie indiscriminée de ces derniers jours.
L’Index de Démocratie de la revue The Economist situe lui aussi l’Espagne entre les pays qui ont une démocratie « complète » (full democracy) avec 8,30 points en 2016. Au-dessus de l’Espagne se trouvent les pays scandinaves, qui frisent le 10; le Canada, la Nouvelle Zélande, l’Irlande, la Suisse et l’Australie, qui dépassent 9. La Hollande obtient la note de 8,80. L’Allemagne et l’Autriche sont légèrement au-dessus de l’Espagne avec 8,63 et 8,41 respectivement, et le Royaume Uni, pratiquement à égalité (8,36). En-dessous de l’Espagne, on trouve les États-Unis avec 7,98, la France avec 7,92, le Portugal 7,86, la Belgique 7,77 (le pays vers lequel Puigdemont est allé chercher protection), la Grèce 7,23. La Pologne, qui obtient une note de 6,83 et la Hongrie avec 6,52, sont considérées des démocraties « défectueuses » (flawed democracy), la Turquie avec 5,04 un « régime hybride » (hybrid regime).
Le troisième système d’indicateurs qu’il convient d’examiner est le World Governance Indicators de la Banque Mondiale. La Banque Mondiale présente six dimensions de qualité d’un gouvernement, qui permettent de se faire une idée des profils et qualités du système démocratique dans chaque pays : « Voix et responsabilité », « stabilité politique et absence de violence », « efficacité du gouvernement », « qualité régulatrice », « état de droit » et « contrôle de la corruption ». En termes comparatifs, l’Espagne se trouve bien lotie sur presque tous les indicateurs (elle se situe à chaque fois dans la tranche la plus élevée, sauf sur les critères « stabilité politique et absence de violence » et « contrôle de la corruption », où elle est dans la quatrième tranche.
Pour son intérêt en ce moment où est si souvent remis en cause le concept d’usage impartial de la loi, nous représentons ici la carte des pays en fonction des ponctuations reçues sur l’indicateur d’ « état de droit » (rule of law).
Selon cet indicateur, l’Espagne apparaît dans le percentile 81. C’est-à-dire que 81% des pays examinés se situent au-dessous. Ce n’est pas un résultat qui invite à la complaisance, mais il nous place près de la moyenne des pays riches de l’OCDE (percentile 87), au-dessus de l’Italie et de la Grève, et clairement au-dessus de la Pologne, la Hongrie et la Turquie.
On pourra faire l’objection que tous les indicateurs présentés datent de 2016, et que la crise catalane suppose un test de stress qui est en train de révéler le véritable visage du système démocratique espagnol, en provoquant une régression démocratique. C’est possible, et il faudra être attentif à l’évolution des données en 2017 et dans les années postérieures quand elles seront publiées. Mais il convient d’être prudent avec les affirmations à l’emporte-pièce. Le système démocratique espagnol possède des traits structurels qui modèrent les effets d’une crise ponctuelle, et auto-corrigent les erreurs et déviations qui pourraient se produire. Des pays comme la Hongrie ou la Turquie, qui ont souffert une régression de leurs systèmes ces dernières années, n’ont jamais atteint dans le passé les seuils démocratiques que les différents indicateurs donnent à l’Espagne.
En outre, il est peu probable que l’Espagne expérimente des chutes similaires à celles de ces pays à cause des actions policières en Catalogne de ces derniers mois, et encore moins à cause de la demande de peines faite par le procureur ou des mesures judiciaires préventives adoptées la semaine dernière. Elles ont beau être discutables et controversées, elles peuvent faire l’objet de recours, d’amendements ou d’annulations dans des phases postérieures du procès, car toutes les garanties du processus n’ont pas encore été épuisées.
La démocratie espagnole, comme dans tout autre pays digne de ce nom, est un pays où existe la liberté d’expression, comme en témoigne le débat actuel et la critique que toutes les décisions du pouvoir exécutif et judiciaire reçoivent en ce moment de la part d’experts, des médias et à travers les réseaux sociaux. Les partis favorables à l’indépendance exercent leur liberté pour se présenter à des élections (et éventuellement les gagner), défendre leurs idées dans la rue et sur des tribunes médiatiques, ou encore réclamer la libération des prisonniers. Pour le moment, ce qui a été décrit comme des menaces à des libertés fondamentales n’ont pas dépassé le stade d’épisodes ponctuels (bien qu’inquiétants) de violence et des déclarations ex temporelles effectuées par des acteurs plutôt périphériques au système politique espagnol.
Je me risquerais à dire que l’obsession de mettre en doute le caractère démocratique de la Constitution de 78 est en train d’éloigner les projecteurs des véritables problèmes politiques et sociaux qui existent en Espagne et qui ont trait à la configuration et à l’évolution de certaines politiques publiques (beaucoup d’entre elles relevant d’ailleurs de la responsabilité des communautés autonomes régionales), y en particulier les lacunes de son système de protection social et sa faible capacité à corriger des phénomènes d’inégalité et de pauvreté. Comme l’illustrent d’autres rankings utilisant des indicateurs aussi faciles à consulter que ceux que j’ai mentionné dans cet article, en termes comparatifs l’Espagne est assez mal placée pour ce concerne des indicateurs tels que l’inégalité, la pauvreté, la précarité du travail ou la justice sociale, auxquels, à ce qu’il paraît, nous sommes moins disposés à prêter attention qu’à nos institutions démocratiques.
Dans le fouillis des événements des dernières semaines, les questions sociales (ou de corruption) sont en train de passer au second plan, enterrées sous un torrent d’articles, de commentaires et d’analyses généralement sommaires et répétitifs sur le Procés. Dans ce contexte, la tolérance d’une certaine gauche à la question nationale et au problème de la qualité démocratique éclipse de façon déconcertante la nécessaire attention que méritent nos déficits sociaux. Et si nous parlions?